Le témoignage de l’enfant de choeur
Nouvelle parue dans le recueil intitulé Maigret et l’inspecteur Malgracieux (Presses de la Cité, 1947)
Les deux coups de la messe de six heures
Il pleuvait tout fin, et la pluie était froide. Il faisait noir. Vers le bout de la rue seulement, du côté de la caserne où, à cinq heures et demie, on avait entendu des sonneries de trompettes et d’où parvenaient des bruits de chevaux que l’on mène à l’abreuvoir, on apercevait le rectangle faiblement éclairé d’une fenêtre : quelqu’un qui se levait de bonne heure, ou peut-être un malade qui avait veillé toute la nuit.
Le reste de la rue dormait. Une rue calme, large, presque neuve, aux maisons à peu près pareilles, à un étage, à deux étages au maximum, comme on en trouve dans les faubourgs de la plupart des grandes villes de province.
Tout le quartier était neuf, sans mystère, habité par des gens calmes et modestes, des employés, des voyageurs de commerce, des petits rentiers, des veuves paisibles.
Maigret, le col du pardessus relevé, s’était collé dans l’encoignure d’une porte cochère, celle de l’école des garçons, et il attendait, sa montre à la main, en fumant sa pipe.
A six heures moins le quart exactement, des cloches sonnèrent derrière lui à l’église de la paroisse, et il savait que, comme disait le gamin, c’était le » premier coup » de la messe de six heures.
Le bruit des cloches vibrait encore dans l’air mouillé qu’il percevait, qu’il devinait plutôt, dans la maison d’en face, l’éclatement énervant d’un réveille-matin. Cela ne dura que quelques secondes. La main de l’enfant, dans l’obscurité, avait déjà dû se tendre hors de la moiteur du lit et atteindre en tâtonnant le cran d’arrêt du réveil. Quelques instants plus tard, la fenêtre mansardée du deuxième étage s’éclairait.
Cela se passait exactement comme le gamin l’avait dit. Il se levait le premier, sans bruit, dans la maison encore endormie. Maintenant, il devait attraper ses vêtements, ses chaussettes, se passer de l’eau sur le visage et les mains, se donner un coup de peigne. Quant à ses souliers, il avait affirmé :
– Je les tiens à la main jusqu’en bas, et je les mets sur la dernière marche de l’escalier afin de ne pas éveiller mes parents.
Il en était de même tous les jours, hiver comme été, depuis près de deux ans, depuis que Justin avait commencé à servir la messe de six heures à l’hôpital.
Il avait déclaré aussi
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– L’horloge de l’hôpital retarde toujours de trois ou quatre minutes sur celle de la paroisse.
Et le commissaire en avait la preuve. Ses inspecteurs, la veille, à la brigade mobile où il était détaché depuis quelques mois, avaient haussé les épaules devant ces histoires minutieuses de cloches, de » premier coup » et de » second coup « .
Est-ce parce que Maigret avait été longtemps enfant de choeur, lui aussi, qu’il n’avait pas souri ?
Les cloches de la paroisse d’abord, à six heures moins le quart. Puis le réveille-matin de Justin, dans la mansarde où couchait le gamin. Puis, à quelques instants d’intervalle, les cloches plus grêles, plus argentines de la chapelle de l’hôpital, qui faisaient penser aux cloches d’un couvent.
Il avait toujours sa montre à la main. L’enfant mit à peine un peu plus de quatre minutes pour s’habiller. La lumière s’éteignit. Il devait descendre l’escalier à tâtons, toujours pour ne pas réveiller ses parents, s’asseoir sur la dernière marche et mettre ses chaussures, décrocher son pardessus et sa casquette au portemanteau de bambou qu’il y avait à droite dans le corridor.
La porte s’ouvrit. Le gamin la referma sans bruit, regarda des deux côtés de la rue avec anxiété, vit la lourde silhouette du commissaire qui s’approchait.
– J’avais peur que vous ne soyez pas là. Et il se mettait à marcher vite. C’était un petit bonhomme de douze ans, blond, maigre, déjà volontaire.
– Vous voulez que je fasse juste la même chose que les autres jours, n’est-ce pas ? Je marche toujours vite, d’abord parce que j’ai fini par calculer les minutes qu’il me faut, ensuite parce que, l’hiver, quand il fait noir, j’ai peur. Dans un mois, à cette heure-ci, il commencera à faire jour.
Il prenait la première rue à droite, une rue calme encore, plus courte, qui débouchait sur une place ronde plantée d’ormes et que des voies de tramways traversaient en diagonale.
Et Maigret remarquait de minuscules détails qui lui rappelaient son enfance. D’abord que le gosse ne marchait pas le long des maisons, sans doute parce qu’il avait peur de voir soudain surgir quelqu’un de l’ombre d’un seuil. Puis que, pour traverser la place, il évitait de même les arbres, derrière le tronc desquels un homme aurait pu se cacher.
Il était brave, en somme, puisque, pendant deux hivers, par tous les temps, parfois dans un brouillard épais ou dans le noir presque absolu des nuits sans lune, il avait parcouru, chaque matin, tout seul, le même chemin.
– Quand nous arriverons au milieu de la rue Sainte-Catherine, vous entendrez le second coup de la messe à l’église de la paroisse…
– A quelle heure passe le premier tram ?
– A six heures. Je ne l’ai vu que deux ou trois fois, lorsque j’étais en retard… Une fois parce que mon réveil n’avait pas sonné… Une
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autre fois parce que je m’étais rendormi. C’est pour cela que je saute tout de suite du lit quand il sonne.
Un petit visage pâlot dans la nuit pluvieuse, des yeux qui gardaient un peu de la fixité du sommeil, une expression réfléchie, avec seulement un tout petit rien d’anxiété.
– Je ne continuerai pas à servir la messe. C’est parce que vous avez insisté que je suis venu aujourd’hui…
Ils prenaient, à gauche, la rue Sainte-Catherine où, comme dans les autres rues du quartier, il y avait un réverbère tous les cinquante mètres. Une flaque de lumière, chaque fois. Et l’enfant marchait plus vite, inconsciemment, entre ces flaques que quand il traversait leur zone rassurante.
On entendait toujours la rumeur lointaine de la caserne. Quelques fenêtres s’éclairaient. Quelqu’un marchait, quelque part, dans une rue transversale, sans doute un ouvrier qui se rendait à son travail.
– Quand vous êtes arrivé au coin de la rue, vous n’avez rien vu ? C’était le point le plus délicat, car la rue Sainte-Catherine était bien droite, déserte, avec ses trottoirs tirés au cordeau, ses réverbères régulièrement plantés, qui ne laissaient pas assez d’ombre entre eux pour qu’on n’aperçoive pas, fût-ce à cent mètres, deux hommes en train de se disputer.
– Peut-être que je ne regardais pas devant moi. Je parlais tout seul, je m’en souviens… Il m’arrive… souvent, le matin, quand je fais le chemin, de parler tout seul, à mi-voix… Je voulais demander quelque chose à ma mère, en rentrant, et je me répétais ce que j’allais lui dire…
– Qu’est-ce que vous vouliez lui dire ?
– Il y a longtemps que j’ai envie d’un vélo… J’ai déjà économisé trois cents francs sur les messes.
Était-ce une impression ? Il sembla à Maigret que l’enfant s’écartait davantage des maisons. Il descendait même du trottoir, pour y remonter un peu plus loin.
– C’est ici… Tenez… Voilà le second coup qui sonne à la paroisse… Et Maigret s’efforçait, sans souci du ridicule, de pénétrer dans cet univers qui était chaque matin l’univers du gosse.
– J’ai dû relever la tête… Vous savez, comme quand on court sans regarder devant soi et qu’on se trouve devant un mur… C’était à cet endroit exactement…
Il désignait sur le trottoir la ligne séparant l’ombre de la lumière d’un réverbère, dans laquelle la pluie fine mettait une poussière lumineuse.
– J’ai d’abord vu qu’il y avait un homme couché de tout son long et il m’a paru si grand que j’aurais juré qu’il occupait toute la largeur du trottoir.
C’était impossible, car le trottoir avait au moins deux mètres cinquante de large.
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– Je ne sais pas ce que j’ai fait au juste… J’ai dû faire un écart… Je ne me suis pas sauvé tout de suite, puisque j’ai vu le couteau dans sa poitrine, avec un gros manche en corne brune… Je l’ai remarqué parce que mon oncle Henri a un couteau presque pareil et qu’il m’a dit que c’était de la corne de cerf.. Je suis sûr que l’homme était mort…
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas… Il avait l’air d’un mort…
– Ses yeux étaient fermés ?
– Je n’ai pas remarqué ses yeux… Je ne sais plus… Mais j’ai eu la sensation qu’il était mort… Cela s’est passé très vite, comme je vous l’ai dit hier dans votre bureau… On m’a tant de fois fait répéter la même chose pendant la journée d’hier que je ne m’y retrouve plus… Surtout quand je sens qu’on ne me croit pas…
– Et l’autre homme ?
– Quand j’ai relevé la tête, j’ai vu qu’il y avait quelqu’un un peu plus loin, peut-être à cinq mètres, quelqu’un qui avait des yeux très clairs, qui m’a regardé une seconde et qui s’est mis à courir. C’était l’assassin…
– Comment le savez-vous ?
– Parce qu’il s’est enfui à toutes jambes.
– Dans quelle direction ?
– Tout droit par là…
– C’est-à-dire du côté de la caserne ?
– Oui… C’était vrai que Justin avait été questionné au moins dix fois la veille. Avant l’arrivée de Maigret au bureau, les inspecteurs en avaient même fait une sorte de jeu. Or, pas une seule fois il n’avait varié du moindre détail.
– Et qu’est-ce que vous avez fait ?
– Je me suis mis à courir aussi… C’est difficile à expliquer… Je crois que c’est au moment où j’ai vu l’homme qui s’enfuyait que j’ai eu peur… Et alors j’ai couru de toutes mes forces…
– Dans la direction contraire ?
– Oui.
– Vous n’avez pas eu l’idée d’appeler au secours ?
– Non… j’avais trop peur.. J’avais surtout peur que mes jambes mollissent tout à coup, car je ne les sentais pour ainsi dire plus… J’ai fait demi-tour jusqu’à la place du Congrès… J’ai pris l’autre rue, qui conduit elle aussi à l’hôpital, mais en faisant un crochet.
– Marchons. Des cloches à nouveau, des cloches grêles, celles de la chapelle. Après avoir parcouru une cinquantaine de mètres, on arrivait à un carrefour, et on trouvait à gauche les murs percés de meurtrières de la caserne, à droite un immense portail faiblement éclairé, surmonté du cadran glauque d’une horloge.
Il était six heures moins trois minutes.
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– Je suis d’une minute en retard… Hier, je suis arrivé à temps quand même, parce que j’ai couru…
Sur la porte de chêne plein, il y avait un lourd marteau, que l’enfant souleva et dont le vacarme retentit dans le porche. Un portier en pantoufles vint ouvrir, laissa passer Justin, se plaça en travers du chemin de Maigret, qu’il regarda avec méfiance.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Police.
– Vous avez une carte ? On franchissait un porche, où l’on percevait les premières odeurs d’hôpital, puis, après une seconde porte, on se trouvait dans une vaste cour où se dressaient les pavillons. De loin, dans l’obscurité, on devinait les cornettes blanches des bonnes soeurs qui se dirigeaient vers la chapelle.
– Pourquoi, hier, n’avez-vous rien dit au portier ?
– Je ne sais pas… J’avais hâte d’être arrivé… Maigret comprenait cela. Le havre, ce n’était pas le porche administratif, avec son portier méfiant et revêche, ni cette cour froide où passaient de silencieuses civières – c’était la sacristie chaude, près de la chapelle où une bonne soeur allumait les cierges de l’autel.
En.somme, il y avait deux pôles entre lesquels, chaque matin, le gamin se précipitait avec une sorte de vertige : sa chambre, sous le toit, dont le tirait la sonnerie du réveille-matin, puis, à l’autre bout d’une sorte de vide que des cloches étaient seules à animer, la sacristie de la chapelle.
– Vous entrez avec moi
– Oui. Justin parut contrarié, choqué plutôt, sans doute à l’idée que ce commissaire, qui était peut-être un mécréant, allait pénétrer dans son univers sacré.
Et cela aussi fit comprendre à Maigret pourquoi, chaque matin, l’enfant avait le courage de se lever de si bonne heure et de surmonter ses frayeurs.
La chapelle était chaude et intime. Déjà les malades en uniforme gris-bleu, certains avec des pansements autour de la tête, des bras en écharpe, des béquilles, étaient alignés sur les bancs de la nef. Dans la galerie, les bonnes soeurs formaient comme un troupeau uniforme, et toutes les cbrnettes blanches s’abaissaient à la fois dans une adoration mystique.
– Suivez-moi. Il fallait monter quelques marches, passer près de l’autel, où les cierges brûlaient déjà. A droite, il y avait une sacristie aux Iloiseries sombres, un prêtre très grand et décharné’qui achevait de revêtir ses vêtements sacerdotaux, un surplis aux fines dentelles qui attendait l’enfant de choeur et une bonne soeur occupée à remplir les burettes.
C’était ici seulement que, la veille, haletant, le souffle brûlant, les jambes vacillantes, Justin avait fait halte. C’était ici qu’il s’était écrié :
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– On vient de tuer un homme rue Sainte-Catherine… Une petite horloge encastrée dans la boiserie marquait six heures exactement. Des cloches sonnaient à nouveau, qu’on entendait moins distinctement du dedans que du dehors. Justin disait à la bonne soeur
qui lui passait son surplis :
– C’est le commissaire de police… Et Maigret restait là, cependant que l’enfant, précédant l’aumônier, agitant en marchant les plis de sa soutane rouge, se précipitait vers les marches de l’autel.
La soeur sacristine avait dit :
– Justin est un bon petit garçon très pieux, qui ne nous a jamais menti… Il lui est arrivé parfois de ne pas @enir servir la messe… Il aurait pu prétendre qu’il avait été malade… Eh bien ! non… Il avouait franchement qu’il n’avait pas eu le courage de se lever parce qu’il faisait trop froid ou parce qu’il avait eu des cauchemars pendant la nuit et qu’il se sentait fatigué…
Et l’aumônier, la messe dite, avait regardé le commissaire de ses
yeux clairs de saint de vitrail.
– Pourquoi voudriez-vous que cet enfant ait inventé pareille histoire ?
Maigret savait maintenant comment les choses s’étaient passées la veille à la chapelle de l’hôpital. Justin, qui claquait des dents, qui, au bout de son rouleau, piquait enfin une vraie crise de nerfs. La messe qu’on ne pouvait pas retarder. La soeur sacristine qui prévenait la supérieure et qui servait la messe à la place de l’enfant, auquel, pendant ce temps-là, dans la sacristie, on prodiguait des soins.
C’était après dix minutes seulement que la soeur supérieure avait eu l’idée d’alerter la police. Il fallait traverser la chapelle. Tout le monde sentait qu’il se passait quelque chose.
Au commissariat du quartier, le brigadier de garde ne comprenait pas.
– Comment ?… La soeur supérieure ?… Supérieure de quoi Et on lui répétait à voix basse, comme on parle dans les couvents, qu’il y avait eu un crime rue Sainte-Catherine, et les agents n’avaient rien trouvé, ni victime, ni, bien entendu, assassin…
Comme les autres jours, comme si rien ne s’était passé, Justin était allé à l’école, à huit heures et demie, et c’était dans sa classe que l’inspecteur Besson, un petit râblé, qui avait l’air d’un boxeur et qui jouait les durs, Pavait rejoint à neuf heures et demie, quand le rapport était arrivé à la brigade mobile.
Pauvre gosse 1 Pendant deux bonnes heures, dans un bureau morne qui sentait la pipe et le poêle qui ne tirait pas, on l’avait interrogé, non comme un témoin, mais comme un coupable.
Tour à tour, les trois inspecteurs, Besson, Thiberge et Vallin avaient essayé de le mettre dedans, de le faire varier dans sa déposition.
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Et, par-dessus le marché, la maman avait suivi son fils. Elle se tenait dans l’antichambre, en larmes ou à renifler, à répéter à tout le monde :
– Nous sommes des gens honnêtes qui n’avons jamais eu affaire à la police.
Maigret, qui avait travaillé tard la veille, car il était sur une affaire de stupéfiants, n’était arrivé à son bureau que vers onze heures.
– Qu’est-ce que c’est ? avait-il questionné en voyant le gosse, sans une larme, dressé sur ses jambes maigres comme sur des ergots.
– Un môme qui est en train de se payer notre tête… Il prétend avoir vu un cadavre, dans la rue, et même un assassin qui s’est enfui à son approche. Or un tramway passait dans la même rue quatre minutes plus tard, et le conducteur n’a rien vu… La rue est calme et personne n’a rien entendu… Enfin, quand la police a été alertée, un quart d’heure après, par je ne sais quelle bonne soeur, il n’y avait absolument rien sur le trottoir, pas la moindre tache de sang…
– Venez dans mon bureau, mon petit. Et Maigret, le premier, ce jour-là, n’avait pas tutoyé Justin. Le premier, il l’avait traité non comme un gamin imaginatif ou vicieux, mais comme un petit homme.
Il s’était fait répéter l’histoire, simplement, tranquillement, sans interrompre, sans prendre de notes.
– Vous allez continuer à servir la messe à l’hôpital ?
– Non. Je ne veux plus y aller. J’ai trop peur. C’était pourtant un gros sacrifice. Certes, l’enfant était pieux. Certes, il goûtait profondément la poésie de cette première messe dans l’atmosphère chaude et un peu mystérieuse de la chapelle.
Mais, en outre, ces messes lui étaient payées, très peu de chose, assez pourtant pour lui permettre de se constituer un petit pécule. Et il avait tellement envie d’une bicyclette que ses parents ne pouvaient pas lui offrir !
– Je vous demanderai d’y aller encore une fois, une seule, demain matin.
– Je n’oserai pas faire la route.
– Je la ferai avec vous… Je.vous attendrai devant votre maison. Vous vous comporterez exactement comme les autres jours…
C’est ce qui venait de se passer, et Maigret, à sept heures du matin, se retrouvait tout seul à la porte de l’hôpital, dans un quartier que, la veille, il ne connaissait que pour l’avoir traversé en tramway ou en auto.
Il tombait toujours, d’un ciel maintenant glauque, un crachin glacé qui finissait par coller aux épaules du commissaire, et il lui arriva deux fois « d’éternuer. Quelques passants allaient le long des maisons, le col du pardessus relevé, les mains dans les poches, et on voyait les bouchers, les épiciers, lever le volet de leur devanture.
C’était le quartier le plus banalement paisible qu’il fût possible d’imaginer. Que deux hommes, deux ivrognes, par exemple, se fussent
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disputés, à six heures moins cinq du matin, sur le trottoir de la rue Sainte-Catherine, cela pouvait se concevoir à la rigueur.
A la rigueur aussi, on pouvait admettre qu’un vagabond, un mauvais garçon quelconque, eût attaqué un passant matinal pour le dévaliser et lui eût donné un coup de couteau.
Seulement, il y avait la suite. Au dire du gamin, l’assassin s’était enfui à son approche et il était à ce moment six heures moins cinq minutes.
Or, à six heures, le premier tramway passait, et le conducteur affirmait n’avoir rien vu,
Il pouvait être distrait, avoir regardé dans la direction opposée. Mais, à six heures cinq, deux agents de police, qui achevaient leur ronde passaient sur le même trottoir. Et ils n’avaient rien vu 1
A six heures sept ou six heures huit, un capitaine de cavalerie qui habitait à trois maisons de l’endroit désigné par Justin était sorti de chez lui, comme chaque matin, pour se rendre à la caserne.
Il n’avait rien vu non plus ! Enfin, à six heures vingt, les agents cyclistes envoyés par le commissariat du quartier ne trouvaient pas davantage trace de la victime.
Était-on venu, entre-temps, enlever le corps en auto ou en camionnette ? Maigret, posément, sans se frapper, avait tenu à envisager toutes les hypothèses, et celle-ci s’était trouvée aussi fausse que les autres. Il y avait une femme malade, au quarante-deux de la rue. Son mari l’avait veillée toute la nuit. Il était affirmatif.
– Nous entendons tous les bruits du dehors. J’y suis d’autant plus attentif que ma femme, qui souffre beaucoup, tressaille douloureusement au moindre bruit. Tenez… C’est le tram qui.l’a réveillée, alors qu’elle venait à peine de s’endormir… J’affirme qu’il n’est passé aucune voiture avant sept heures du matin… La première à passer a
été celle qui ramasse les poubelles.
– Et vous n’avez rien entendu d’autre ?
– On a couru, à un moment donné…
– Avant le tramway ?
– Oui, car ma femme, dormait… J’étais en train de me préparer du café sur le réchaud.
– Une personne qui courait ?
– Plutôt deux….
– Vous ne savez pas dans quelle direction ?
– Le store était baissé… Comme il -grince quand on le lève, je n’ai pas regardé…
C’était le seul témoignage en faveur de Justin. Il y avait un pont, à deux cents mètres de là. Et l’agent en faction n’avait vu passer aucune auto.
Fallait-il supposer que, quelques minutes à peine après s »être enfui, l’assassin fût venu charger sa victime sur ses épaules pour l’emporter Dieu sait où sans attirer l’attention ?
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Il y avait pire encore, il y avait un témoignage qui faisait hausser les épaules quand on parlait de l’histoire du gamin. L’endroit qu’ilavait désigné était situé en face du soixante et un. L’inspecteur Thiberge s’y était présenté la veille, et Maigret, qui ne laissait rien au hasard, . y sonnait maintenant à son tour.
C’était une maison presque neuve, en briques roses, avec un seuil de trois marches et une porte en pitchpin verni, sur laquelle brillait le cuivre poli de la boîte aux lettres.
Il n’était que sept heures et quart du matin, mais d’après ce qu’on lui avait dit, le commissaire pouvait se présenter à cette heure.
Une vieille femme, sèche et moustachue, ouvrit d’abord un judas et parlementa avant de lui donner accès au vestibule qui sentait bon le café frais.
– Je vais voir si M. le juge veut bien vous recevoir… Car la maison était habitée par un juge de paix en retraite, qui passait pour avoir des rentes et qui vivait seul avec sa servante.
On chuchota dans la pièce ‘de devant, qui aurait normalement dû être le salon. Puis la vieille vint dire méchamment :
– Entrez… Essuyez ‘vos pieds, s’il vous plaît… Vous n’êtes pas dans une écurie.
Ce n’était pas un salon, ni rien de ce qu’on a l’habitude d’imaginer. La pièce, assez vaste, tenait de la chambre à coucher, du cabinet de travail, de la bibliothèque et même du grenier, car les objets les plus inattendus y étaient entassés.
– Vous venez chercher le cadavre ? ricana une voix qui fit sursauter le commissaire.
Comme il y avait un lit, il avait tout naturellement regardé dans sa direction, mais il était vide. La voix venait du coin de la cheminée, où un vieillard maigre était enfoui au fond d’un fauteuil, un plaid autour des jambes.
– Enlevez votre pardessus, car j’adore la chaleur, et vous ne tiendrez pas longtemps ici.
C’était vrai. Le vieillard, qui avait des pinces à portée de la main, s’ingéniait à tirer les plus hautes flammes possible d’un feu de bûches.
– Je croyais que, depuis, mon temps, la police àvait fait quelques progrès et qu’elle avait appris à se méfier du rémoignage des enfants. Les enfants et les jeunes filles, voilà les témoins les plus dangereux, et quand j’étais juge…
Il était vêtu d’une robe de chambre épaisse et, malgré la température de la pièce, il portait en outre, autour du cou, une écharpe aussi large qu’un châle.
– Donc, c’est en face de chez moi que le crime aurait été commis, n’est-ce pas ?… Et vous êtes, si je ne me trompe, le fameux commissaire Maigret, qu’on a daigné envoyer en notre ville pour y réorganiser la brigade mobile ?…
Sa voix grinçait. C’était le vieillard mauvais, agressif, à l’ironie féroce.
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– Eh bien ! mon cher commissaire, à moins que vous m’accusiez d’être de mèche avec l’assassin en personne, j’ai le regret de vous apprendre, comme je l’ai déjà dit hier à votre jeune inspecteur, que vous faites fausse route.
» On vous a sans doute dit que les vieillards ont besoinde fort peu de sommeil… Il y a aussi des ge s qui’ pendant toute leur vie, dorment très peu… Cela a été le cas d@ Érasme, par exemple, et aussi d’un monsieur connu sous le nom de Voltaire.
Son regard allait avec satisfaction aux rayons de la bibliothèque, où des livres étaient empilés jusqu’au plafond.
– Ce fut le cas de bien d’autres que vous ne devez pas connaître davantage… Bref, c’est le mien, et je me targue de n’avoir pas dormi plus de trois heures par nuit pendant les quinze dernières années… Comme, depuis dix ans, mes jambes se refusent à me porter, comme, d’ailleurs, je n’ai nulle curiosité des endroits où elles pourraient me conduire, je vis jour et nuit dans cette pièce qui, vous pouvez vous en rendre compte, donne directement sur la rue…
» Dès quatre heures du matin, je suis dans ce fauteuil, l’esprit lucide, croyez-le… Je pourrais vous montrer le livre dans lequel je me trouvais plongé hier matin, mais il s’agit d’un philosophe grec et je suppose que cela ne vous intéresse pas.
» Toujours est-il que, si un événement dans le genre de celui que votre garçon à l’imagination trop vive raconte s’était produit sous ma fenêtre, je puis vous affirmer que je m’en serais aperçu… Les jambes sont devenues faibles, je vous l’ai dit… Mais l’oiffe demeure bonne…
» Enfin, je suis resté assez curieux par nature pour m’intéresser à tout ce qui se passe dans la rue et, si cela vous amuse, je puis vous dire à quelle heure chaque ménagère du quartier passe devant ma fenêtre pour aller faire son marché.
Il regardait Maigret avec un sourire triomphant.
– Vous aviez donc l’habitude d’entendre le jeune Justin passer devant chez vous ? questionnait le commissaire avec une douceur évangélique.
– Naturellement.
– De l’entendre et de le voir ?
– Je ne comprends pas.
– Pendant plus de la moitié, près des deux tiers de l’année, il fait grand jour à six heures du matin… Or l’enfant servait la messe de six heures, été comme hiver.
– Je le voyais passer.
– Étant donné qu’il s’agissait d’un événement aussi quotidien et aussi régulier que le premier tram, vous deviez y être attentif…
– Que voulez-vous dire ?
– Que, par exemple, quand une sirène d’usine fonctionne chaque jour à la même heure dans un quartier, quand une personne passe devant vos fenêtres avec une régularité de pendule, vous vous dites tout naturellement :
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* – Tiens ! il est telle heure. * Et si, un jour, la sirène ne retentit pas, vous remarquez * – Nous sommes donc dimanche… * Si la personne ne passe pas, vous vous demandez » – Qu’a-t-il pu lui arriver ?… Est-elle malade ?… Le juge regardait Maigret avec de petits yeux vifs et comme perfides. Il avait l’air de lui en vouloir de lui donner une leçon.
– Je sais tout ça… grommela-t-il en faisant craquer ses doigts secs. J’ai été juge avant que vous soyez de la police.
– Lorsque l’enfant de choeur passait…
– Je l’entendais, si c’est cela que vous voulez me faire admettre
– Et s’il ne passait pas ?
– Il aurait pu m’arriver de m’en apercevoir. Mais il aurait pu m’arriver de ne pas le remarquer. Comme pour la sirène dont vous parliez tout à l’heure. On n’est pas frappé tous les dimanches par l’absence de la sirène…
– Et hier ? Est-ce que Maigret se trompait ? Il avait l’impression que le vieux juge se renfrognait, qu’il y avait quelque chose de boudeur, de farouchement hermétique dans sa physionomie. Est-ce que les vieillards ne boudent pas comme les enfants ? N’ont-ils pas souvent les mêmes obstinations puériles ?
– Hier ?
– Oui, hier.. Pourquoi répéter la question, sinon pour se donner le temps de prendre une décision ?
– Je n’ai rien remarqué.
– Ni qu’il était passé…
– Non…
– Ni qu’il n’était pas passé…
– Non… Il mentait une des deux fois, Maigret en avait la certitude. Il tenait à continuer l’épreuve, et il continuait de questionner:
– On n’a pas couru sous vos fenêtres ?
– Non. Cette fois, le non était direct et le vieillard ne devait pas mentir.
– Vous n’avez entendu aucun bruit anormal ?
– Non. Toujours le même » non » franc et comme triomphant.
– Pas de piétinement, de choc de corps qui tombe, de râles ?
– Rien du tout…
– Je vous remercie.
V n’y a pas de quoi. Etant donné que vous avez été magistrat, je ne vous demande évidemment pas si vous êtes prêt à réitérer vos déclarations sous la foi du serinent.
– Quand vous voudrez…
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Et le vieillard disait cela avec une sorte d’impatience joyeuse.
– Je m’excuse de vous avoir dérangé, monsieur le juge.
– Je vous souhaite bien du succès dans votre enquête, monsieur
le commissaire.
La vieille bonne devait être restée derrière la porte, car elle se trouva sur le seuil à point donné pour reconduire le commissaire et refermer l’huis derrière lui.
C’était une drôle de sensation que celle de Maigret, à ce moment-là, tandis qu’il reprenait pied dans la vie de tous les jours, dans cette calme rue du faubourg où les ménagères commençaient à se diriger vers les boutiques et où on voyait des enfants se rendre à l’école.
Il lui semblait qu’il venait d’être mystifié, et pourtant il aurait juré que le juge n’avait pas menti, sinon une fois, par omission. Il avait l’impression aussi qu’à certain moment il avait été sur le point de découvrir quelque chose de très drôle, de très subtil, de très inattendu ; qu’à ce moment-là il n’y aurait eu qu’un petit effort à accomplir, mais qu’il en avait été incapable.
Il revoyait le gosse ; il revoyait le vieillard. Il cherchait un lien. Il bourra lentement sa pipe debout au bord du trottoir. Puis, comme il n’avait pas encore pris son petit déjeuner, comme il n’avait même pas bu une tasse de café en se levant et que son pardessus mouillé lui collait aux épaules, il alla attendre le tram au coin de la place du Congrès pour rentrer chez lui.
La tisane de Mme Maigret et les pipes du commissaire
La masse des draps et des couvertures se souleva comme une houle, un bras émergea, on aperçut sur l’oreiller un visage rouge et luisant de sueur; une voix maussade, enfin, grommela:
– Passe-moi le thermomètre. Et Mme Maigret, qui cousait près de la fenêtre dont elle avait tiré le rideau de guipure pour y voir malgré le crépuscule, se leva en soupirant, tourna le commutateur électrique.
– Je croyais que tu dormais. Il n’y a pas une demi-heure que tu as
pris ta température.
Résignée, sachant par expérience qu’il était inutile de contrarier son
gros homme de mari, elle secoua le thermomètre pour en faire descendre le mercure, puis elle lui en glissa le bout entre ses lèvres. Il prit encore le temps de questionner
Il n’est venu personne ? Tu le saurais, puisque tu n’as pas dormi.
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LE TÉMOIGNAGE DE L’ENFANT DE CHOEUR
Il avait dû s’assoupir, pourtant, ne fût-ce que quelques minutes. Mais c’était ce sacré carillon qui l’arrachait sans cesse à sa torpeur pour le ramener à la surface.
Ils n’étaient pas chez eux. Comme sa. mission dans cette ville de province devait durer six mois environ, comme Mme Maigret ne pouvait supporter la pensée de voir son mari manger au restaurant pendant si longtemps, elle l’avait suivi, et ils avaient loué, dans le haut de la ville, un appartement meublé.
C’était trop clair, avec des papiers peints à fleurs, des meubles de bazar, un lit qui gémissait sous le poids du commissaire. Du moins avaient-ils choisi une rue calme où, disait la propriétaire, Mme Danse, il ne passait pas un chat.
Ce que la propriétaire n’avait pas ajouté, c’est que, le rez-de-chaussée étant occupé par une crémerie, une fade odeur de fromage régnait dans toute la maison:
Ce qu’elle n’avait pas dit non plus et ce que Maigret venait de découvrir, car c’était la première fois qu’il se couchait pendant la journée, c’est que la porte de cette crémerie était munie non d’une sonnette ou d’un timbre, mais d’un étrange appareil fait de tubes métalliques qui, chaque fois qu’une cliente entrait, s’entrechoquaient longuement en émettant un bruit de carillon.
– Combien ?
– Trente-huit cinq…
– Tout à l’heure, tu avais trente-huit huit.
– Et ce soir, j’aurai passé trente-neÙf. Il était furieux. Il était toujours de méchante humeur quand il était malade, et il regardait Mme Maigret d’un oeil noir de rancune, car elle s’obstinait à ne pas sortir, alors qu’il aurait tant voulu bourrer une pipe.
Il pleuvait toujours, toujours la même pluie fine qui collait aux vitres, qui tombait, silencieuse et morne, et qui donnait l’impression qu’on vivait dans un aquarium. La lumière tombait, trop crue, de l’ampoule électrique qui pendait, sans abat-jour, au bout de son fil. Et on imaginait des rues et des rues pareillement vides, des fenêtres qui s’éclairaient les unes après les autres, des gens qui allaient et venaient dans leur cage, comme des poissons dans leur bocal.
– Tu vas encore boire une tasse de tisane. C’était peut-être la dixième depuis midi, et il lui fallait suer ensuite toute cette eau tiédasse dans ses draps, qui finissaient par se transformer en compresses.
Il avait dû attraper la grippe, ou une angine, alors qu’il attendait le gamin, dans la pluie froide du matin sur le seuil de l’école des garçons, ou bien après, tandis qu’il errait dans les rues. À peine rentré, vers dix heures, dans son bureau de la brigade mobile, et alors qu’il tisonnait le poêle d’un geste qui était devenu quasi rituel, il avait été pris de frissons. Puis il avait eu trop chaud. Ses paupières picotaient et, quand
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il s’était regardé dans le morceau de miroir de la toilette, il s’était vu
de gros yeux luisants.
D’ailleurs, sa pipe n’avait pas le même goût que d’habitude, et c’était le -signe.
– Dites-moi, Besson : si, par hasard, je ne venais pas cet aprèsmidi, vous continueriez l’enquête sur cette affaire de l’enfant de choeur.
Et Besson, qui se croyait toujours plus malin que les autres :
– Vous pensez vraiment, patron, qu’il y à une affaire de l’enfant de choeur et qu’une bonne fessée n’y mettrait pas le point final ?
– Vous ferez néanmoins surveiller la rue Sainte-Catherine par un
de vos collègues ; par Vallin, par exemple…
– Pour le cas où le cadavre reviendrait se coucher devant la maison du juge ?
Maigret était trop engourdi par sa fièvre naissante pour le suivre sur
ce terrain-là. Il avait continué à donner lourdement ses instructions.
– Vous m’établirez une liste de tous les habitants de la rue. Comme elle n’est pas longue, ce ne sera pas un gros travail.
– J’interroge à nouveau le gamin ?
– Non… Et, depuis lors, il avait chaud ; il sentait les gouttes de sueur affleurer les unes après les autres à sa peau ; il avait un goût fade dang la bouche, il espérait à chaque instant sombrer dans le sommeil, mais c’était pour entendre aussitôt le carillon ridicule des tubes de cuivre de la crémerie.
Il avait horreur d’être malade parce que cela l’humiliait. et aussi parce que Mme Maigret veillait férocement autour de lui pour l’empêcher de fumer sa pipe. Si seulement elle avait eu quelque chose à aller acheter à la pharmacie ! Mais elle avait soin d’emporter toujours une pleine boite de médicaments avec elle.
Il avait horreur d’être malade et pourtant il y avait des moments où c’était presque voluptueux, des moments où, fermant les yeux, il n’avait plus d’âge, parce qu’il retrouvait des sensations de son enfance.
Alors il retrouvait aussi le jeune Justin au visage pâle et déjà énergique. Toutes les images du matin qui revenaient à la mémoire, non plus avec la précision de la réalité de chaque jour, non plus avec la sécheresse des choses que l’on voit, mais avec cette intensité particulière des choses que l’on sent.
Par exemple, il aurait pu décrire, presque dans le détail, cette mansarde qu’il n’avait pas visitée, le lit de fer sans doute, le réveil sur
la table de nuit, l’enfant qui tendait un bras, qui s’habillait sans bruit, avec des gestes toujours les mêmes…
Toujours les mêmes, voilà ! Cela lui apparaissait comme une évidence, comme une vérité importante. Quand, pendant deux ans, on
sert la messe, à heure fixe, les gestes arrivent à un automatisme quasi absolu…
Le premier coup de cloche à six heures moins le quart… Le réveil… Les cloches plus grêles de la chapelle… Les souliers au bas de l’escalier
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LE TÉMOIGNAGE DE L’ENFANT DE CHOEUR
et la porte que l’enfant entrouvre sur l’haleine froide de la ville matinale.
– Tu sais, madame Maigret, il n’a jamais lu de romans policiers. Depuis toujours, peut-être parce qu’une fois ils l’avaient fait en riant, ils s’appelaient Maigret et Mme Maigret, et ils en étaient presque arrivés à oublier qu’ils avaient un prénom, comme tout le monde.
– Il ne lit pas les journaux non plus…
– Tu ferais mieux de dormir… Il fermait les yeux, après un regard douloureux à sa pipe posée sur le marbre noir de la cheminée.
– J’ai longuement interrogé sa mère, qui est une brave femme, mais que la police impressionne au plus haut point…
– Dors… Il se taisait un bon moment. Sa respiration devenait plus forte. On pouvait croire qu’il s’assoupissait enfin.
– Elle m’a affirmé qu’il n’a jamais vu de morts… » C’est un spectacle qu’on évite de donner aux enfants.
– Quelle importance cela a-t-il ?
– Il m’a dit que le cadavre était si grand qu’il semblait barrer le trottoir.. Or c’est l’impression que donne un mort couché par terre… Un mort a toujours l’air plus grand qu’un homme vivant… Tu comprends ?
– Je ne vois pas pourquoi tu te tracasses, puisque Besson s’en occupe.
– Besson n’y croit pas.
– A quoi ?
– Au mort…
– Tu veux que j’éteigne la lampe ? Malgré ses protestations, elle monta sur une chaise pour entourer l’ampoule d’un papier huilé, afin d’atténuer la lumière.
– Essaie de dormir une heure, et je te donnerai une nouvelle tasse de tisane. Tu ne transpires pas assez…
– Tu crois que si je fumais une toute petite bouffée de pipe…
– Tu es fou ? Elle entrait dans la cuisine pour surveiller le bouillon de légumes, et il l’entendait aller et venir à pas feutrés ; il revoyait toujours ce même morceau de la rue Sainte-Catherine, avec les réverbères tous les cinquante mètres.
– Le juge prétend qu’il n’a rien entendu…
– Qu’est-ce que tu dis ?
– Je te parie qu’ils se détestent… Et la voix venant du fond de la cuisine
– De qui parles-tu ? Tu vois bien que je suis occupée.
– Du juge et de l’enfant de choeur.. Ils ne se sont jamais parlé, mais je jurerais qu’ils se détestent… Tu sais, les très vieilles personnes, surtout les vieilles personnes qui vivent seules, arrivent à devenir comme
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des enfants… Justin passait tous les matins, et tous les matins le vieux juge était derrière sa fenêtre… Il a l’air d’une chouette…
– Je ne comprends pas ce que tu veux dire… Elle s’encadrait dans la porte, une louche fumante à la main.
– Essaie de me suivre… Le juge prétend qu’il n’a rien entendu, et c’est trop grave pour que je le’soupçonne de mentir.
– Tu vois bien !… Essaie de ne plus penser à cela…
– Seulement, il n’ose pas affirmer qu’il a ou qu’il Wa pas entendu passer Justin hier matin.
– Peut-être s’était-il rendormi.
– Non… Il n’ose pas mentir, et il le fait exprès d’être imprécis. Et le mari du quarante-deux, qui veillait sa femme malade, a entendu courir dans la rue.
Il en revenait toujours là. Sa pensée tournait en rond, aiguisée par la fièvre.
– Qu’est-ce que le cadavre serait devenu ? objectait Mme Maigret avec son bon sens de femme mûre. Ne pense plus à cela, va 1 Besson connaît son métier ; tu l’as souvent dit toi-même…
Il s’enfonçait dans les couvertures, découragé, faisant de réels efforts pour s’endormir, mais il ne tardait pas à retrouver le visage de l’enfant de choeur, ses jambes pâles au-dessus des chaussettes noires.
– Il y a quelque chose qui ne va pas…
– Qu’est-ce que tu dis ? Cela ne va pas ? Tu te sens plus mal ? Tu veux que j’appelle le docteur ?
Mais non. Il reprenait à zéro, obstinément, repartait du seuil de l’école des garçons, traversait la place du Congrès.
– Voilà. C’est ici qu’il y a quelque chose qui cloche… D’abord, parce que le juge n’avait rien entendu. A moins de l’accuser de faux témoignage, il était difficile d’admettre qu’on s’était battu sous sa fenêtre, à quelques mètres de lui, qu’un homme s’était mis à courir dans la direction de la caserne, tandis que l’enfant de choeur s’était élancé dans l’autre direction.
– Dis donc, madame Maigret…
– Qu’est-ce que tu veux encore ?
– S’ils s’étaient mis à courir tous les deux dans la même direction ? Mme Maigret soupirait, reprenait son travail de couture, écoutait par devoir ce monologue haché par la respiration rauque de son mari.
– D’abord, c’est plus logique…
– Qu’est-ce qui est plus logique ?
– Qu’ils courent tous les deux dans la même direction … Seulement, dans ce cas, ce n’était pas dans la direction de la caserne.
– Le gamin aurait poursuivi l’assassin ?
– Non. C’est l’assassin qui aurait poursuivi le gamin…
– Pour quoi faire, puisqu’il ne l’a pas tué ?
– Pour le faire taire, par exemple.
– Il ne l’a pas fait taire, puisque l’enfant a parlé…
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LE TÉMOIGNAGE DE L’ENFANT DE CHOEUR
– Ou pour l’empêcher de dire quelque chose, de donner un détail précis… Ecoute, madame Maigret.
– Qu’est-ce que tu veux ?
– Je sais bien que tu vas d’abord refuser, mais c’est indispensable… Passe-moi ma pipe et mon tabac… Juste quelques bouffées… J’ai l’impression que je vais tout comprendre, que, dans quelqu@s minutes, si je ne lâche pas le fil…
Elle alla chercher la pipe sur la cheminée et la lui tendit, résignée, en soupirant :
– Je savais bien que tu trouverais une bonne raison… En tout cas, ce soir, que tu le veuilles ou non, je te ferai un cataplasme…
Encore une chance que le téléphone n’ait pas été installé dans le logement. Il fallait descendre à la crémerie, où l’appareil se trouvait derrière le comptoir.
– Tu vas descendre, madame Maigret, et tu demanderas Besson au bout du fil. Il est sept heures. Peut-être est-il encore au bureau ? Sinon, appelle le Café du Centre, où il sera à faire un billard avec Thiberge.
– Je dois lui demander de venir ? L’
– De m’apporter le plus vite possible, non pas la liste de tous les habitants de la rue, mais celle des locataires des maisons de gauche, et seulement entre la place du Congrès et la maison du juge.
– Essaie au moins de ne pas te découvrir… Elle était à peine engagée dans l’escalier qu’il sortait les deux jambes du lit, se précipitait, pieds nus, vers sa blague à tabac pour bourrer une nouvelle pipe, puis reprenait une pose innocente entre les draps.
A travers le plancher mince, il entendait un murmure de voix, la voix de Mme Maigret au téléphone, et il fumait à petites bouffées gourmandes, bien que sa gorge lui fît très mal. Des gouttes d’eau, devant lui, glissaient lentement sur les vitres noires, et cela lui rappelait à nouveau son enfance, les grippes de son enfance, quand sa mère lui apportait au lit de la crème au caramel.
Mme Maigret remontait en soufflant un peu, jetait un coup d’oeil dans la chambre, comme pour y chercher quelque chose d’anormal, mais ne pensait pas à la pipe.
– Il sera ici dans une heure environ.
– Je dois encore te demander un service, madame Maigret… Tu vas thabiller…
Elle lui lança un regard méfiant.
– Tu iras chez le jeune Justin et tu demanderas à ses parents la permission de me l’amener… Sois gentille avec lui… Si j’envoyais un des inspecteurs, il ne manquerait pas de l’effrayer, et le gosse a déjà assez tendance à se raidir… Tu lui diras simplement que j’aimerais bavarder quelques minutes avec lui…
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– Et si sa mère veut l’accompagner ?
– Tire ton plan, mais je ne veux pas de la mère. Il était tout seul, tout chaud, tout mouillé, au plus profond du lit, avec sa pipe qui dépassait des draps et d’où montait un léger nuage de fumée. Il fermait les yeux et toujours il revoyaif le coin.de la rue Sainte-Catherine ; il n’était plus Maigret le commissaire, il était l’enfant de choeur qui marchait vite, qui parcourait tous les -matins le même chemin à la même heure et qui, pour se donner du courage, parlait tout seul à mi-voix.
Il tournait le coin de la rue Sainte-Catherine…
– Maman, je voudrais que tu m’achètes un vélo… Car le gamin répétait la scène qu’il jouerait à sa mère quand il rentrerait de l’hôpital. Cela devait être plus compliqué. L’enfant avait dû imaginer des approches plus subtiles.
– Tu sais, maman, si j’avais un vélo, je pourrais… Ou bien :
– J’ai déjà trois cents francs d’économies… Si tu me prêtais le reste, que je te promets de te rendre sur les messes, je pourrais…
Le coin de la rue Sainte-Catherine… Quelques instants avant que les cloches de la paroisse sonnent le second coup… Et il n’y avait plus que cent cinquante mètres de rue déserte et noire à franchir pour toucher du doigt la porte rassurante de l’hôpital… Quelques bonds entre les flaques claires des réverbères…
Le gosse dira :
– J’ai levé la tête, et j’ai vu… Tout le problème était là. Le juge habitait à peu près au milieu de la rue, à mi-chemin entre la place du Congrès et l’angle de la caserne, et il n’avait rien vu, rien entendu.
Le mari de la femme malade, lui, l’homme du quarante-deux, habitait plus près de la place du Congrès, sur le côté droit de la rue, et il avait entendu les pas précipités d’un homme qui court.
Or, cinq minutes plus tard, il n’y avait ni cadavre ni blessé sur le trottoir. Et il n’était passé ni auto, ni camionnette. L’agent en faction au pont, les autres agents du quartier qui faisaient leur ronde à divers endroits n’avaient rien vu d’anormal, comme, par exemple, un homme qui en porte un autre sur son dos.
La fièvre devait monter, mais Maigret n’avait plus l’idée de consulter le thermomètre. C’était très bien ainsi. C’était mieux. Les mots créaient des images, et les images prenaient une netteté inattendue.
C’était comme quand il était petit, qu’il était malade et qu’il lui semblait que sa mère, penchée sur lui, devenait tellement grande qu’elle débordait les limites de la maison.
Il y avait ce corps en travers du trottoir, ce corps si long, parce que c’était un mort, avec un couteau à manche brun dans la poitrine.
Et un homme debout derrière, à quelques mètres, un homme aux yeux très clairs, qui s’était mis à courir…
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LE TÉMOIGNAGE DE L’ENFANT DE CHOEUR
A courir dans la direction de la caserne, tandis que Justin prenait ses jambes à son cou et s’élançait dans la direction contraire.
– Voilà ! Voilà quoi ? Maigret avait prononcé le mot à voix haute, comme s’il eût contenu la solution du problème, comme s’il eût été la solution même du problème, et il souriait d’un air satisfait en tirant sur sa pipe de petites bouffées voluptueuses.
Les ivrognes sont comme ça. Des vérités leur paraissent soudain évidentes, qu’ils sont -incapables d’expliquer et qui se diluent dans le vague dès qu’ils recouvrent leur sang-froid.
Il y avait quelque chose de faux, voilà ! Et, dans sa fièvre, c’était à ce point précis que Maigret plaçait le détail grinçant.
– Justin n’a pas inventé… Sa peur, sa panique, quand il était arrivé à l’hôpital, n’étaient pas feintes. Il n’avait pas inventé non plus le corps trop long, sur le trottoir. Et il y avait au moins une personne dans la rue qui avait entendu courir.
Qu’est-ce que le juge au sourire grinçant avait donc dit à ce propos ?
– Vous en êtes encore à vous fier au’ témoignage des enfants ?… En tout cas, quelque chose d’approchant. Or c’était le juge qui avait tort. Les enfants sont incapables d’inventer, parce qu’on né bâtit pas des vérités avec rien du tout. Il faut des matériaux. Les enfants transposent peut-être, mais ils n’inventent pas.
Voilà 1 Encore ce » voilà » satisfait que Maigret se répétait à chaque étape, comme pour se congratuler…
Il y avait eu un corps sur le trottoir… Et, sans doute, y avait-il eu un homme à proximité. Avait-il les yeux clairs ? C’était possible.
Et on avait couru. Et le vieux juge, Maigret l’aurait juré, n’était pas un homme à mentir de propos délibéré.
Il avait chaud. Il était en nage, mais il sortit néanmoins des draps pour aller bourrer une dernière pipe avant l’arrivée de Mme Maigret. Puisqu’il était debout, il en profita pour ouvrir le placard et pour boire, à même la bouteille, une large rasade de rhum. Tant pis s’il avait un peu plus de fièvre cette nuit, puisque tout serait fini !
Et ce serait une très jolie chose, une enquête pas banale, menée du fond de son lit. Cela, Mme Maigret était incapable de l’apprécier.
Le juge n’avait pas menti, et pourtant il avait dû s’efforcer de faire une niche au gamin qu’il détestait, comme deux enfants du même âge peuvent se détester.
Tiens ! les clients devenaient plus rares, en bas, car on entendait moins souvent le carillon saugrenu de la porte. Sans doute le crémier, la crémière et leur fille, rose comme un jambon, étaient-ils à dîner dans leur arrière-boutique ?
On marchait sur le trottoir. On montait l’escalier. Des pieds butaient, des petits pieds d’enfant. Mme Maigret ouvrait la porte et poussait
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devant elle le jeune Justin, dont le caban de grosse laine marine était scintillant de perles de pluie. Il sentait le chien mouillé.
– Attends mon petit, je vais t’enlever ton caban.
– Je le Îe;ai bien moi-même. Encore un coup d’oeil méfiant de Mme Maigret. Évidemment, elle ne pouvait pas s’imaginer que c’était la même pipe qui durait toujours. Qui sait si elle ne soupçonnait pas le coup de rhum ?
– Asseyez-vous, Justin, disait le commissaire en désignant une chaise.
– Merci. Je ne suis pas fatigué.
– Je vous ai fait venir pour que nous bavardions tous les deux, en amis, pendant quelques minutes. Qu’est-ce que vous étiez en train de faire ?
– Mon devoir de calcul…
– Car, malgré les émotions que vous avez eues, vous êtes allé à l’école ?
– Pourquoi est-ce que je n’y serais pas allé ? Il était fier, le gosse. Il était tendu une fois de plus sur ses ergots. Peut-être, en voyant le commissaire couché, le trouvait-il aussi plus gros et plus long ?
– Madame Maigret, tu serais gentille d’aller surveiller le bouillon de légumes dans la cuisine et de fermer la porte.
Quand ce fut fait, il cligna de l’oeil à l’adresse de l’enfant.
– Passez-moi ma blague à tabac qui est sur la cheminée… Et la pipe qui doit se trouver dans la poche de mon pardessus… Oui, celui qui est pendu derrière la porte… Merci, mon petit… Tu as eu peur quand ma femme est venue te chercher ?
– Non. Et il disait cela avec orgueil.
– Tu as été ennuyé ?
– Parce que tout le monde répète que j’invente.
– Et tu n’inventes pas, n’est-ce pas ?
– Il y avait un homme mort sur le trottoir et un autre qui…
– Chut !
– Quoi?
– Pas si vite… Assieds-toi…
– Je ne suis pas fatigué.
– Tu l’as déjà dit, mais, moi, cela me fatigue de te voir debout… Il s’assit sur la chaise, tout au bord, et ses pieds ne touchaient pas terre, ses jambes se balançaient, ses genoux saillaient, nus entre la culotte courte et les chaussettes.
– Quelle niche as-tu faite au juge ? Une révolte rapide, instinctive.
– Je ne lui ai jamais rien fait…
– Tu sais de quel juge je veux parler ?
– Celui qui est toujours derrière sa fenêtre et qui a l’air d’un hibou.
– Moi, j’avais dit une chouette… Qu’est-ce qu’il y a eu entre vous ?
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LE TÉMOIGNAGE DE L’ENFANT DE CHOEUR
– Je ne lui ai jamais parlé…
– Qu’est-ce qu’il y a eu entre vous ?
– L’hiver, je ne le voyais pas, parce que ses rideaux étaient fermés lorsque je passais.
– Mais l’été ?…
– Je lui ai tiré la langue.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il me regardait avec l’air de se moquer de moi ; il se mettait à ricaner tout seul en me regardant…
– Tu lui as souvent tiré la langue ?
– Chaque fois que je le voyais …
– Et lui ?
– Il éclatait d’un rire méchant … J’ai cru que c’était parce que je servais la messe et que c’est un mécréant…
– De sorte que c’est lui qui a menti.
– Qu’est-ce qu’il a dit ?-
– Qu’il ne s’est rien passé hier matin devant chez lui, car il s’en serait aperçu.
Le gosse fixa Maigret avec intensité, puis baissa la tête.
– Il a menti, n’est-ce pas ?
– Il y avait un cadavre avec un couteau dans la poitrine sur le trottoir.
– Je sais…
– Comment le savez-vous
– Je le sais, parce que c’est la vérité… répétait Maigret d’une voix douce. Passe-moi les allumettes… Fai laissé éteindre ma pipe.
– Vous avez chaud ?
– Ce n’est rien… La grippe…
– Vous l’avez attrapée ce matin ?
– C’est possible… Assieds-toi… Il tendit l’oreille, appela :
– Madame Maigret !… Veux-tu descendre ?… Je crois que c’est Besson qui vient d’arriver, et je ne veux pas qu’il monte avant que j’aie fini … Tu lui tiendras compagnie en bas… Mon ami Justin vous appellera …
Il dit une fois de plus à son jeune compagnon
– Assieds-toi… C’est vrai aussi que vous avez couru tous les deux…
– Je vous ai dit que c’était vrai…
– Et j’en suis sûr… Va t’assurer qu’il n’y a personne derrière la porte et que celle-ci est bien fermée…
Le gosse y alla, sans comprendre, imbu pourtant de l’importance soudaine de ses faits et gestes.
– Vois-tu, Justin, tu es un brave petit bonhomme.
– Pourquoi me dites-vous ça ?
– Le cadavre, c’est vrai… L’homme qui a couru, c’est vrai… L’enfant redressa une dernière fois la tête, et Maigret vit sa lèvre qui tremblait.
LE TÉMOIGNAGE DE L’ENFANT DE CHOEUR
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– Et le juge, qui n’a pas menti, car un juge n’oserait pas mentir, n’a pas dit toute la vérité…
La chambre sentait la grippe, le rhum, le tabac. Des bouffées de bouillon de légumes filtraienf sous la porte de la cuisine, et il pleuvait toujours des larmes d’argent sur ia vitre noire au-delà de laquelle la rue était déserte. Étaient-ce encore un homme et un enfant qui se trouvaient face à face ? Ou deux hommes ? Ou deux enfants ?
Maigret avait la tête lourde, les yeux luisants. Sa pipe avait un étrange goût de maladie qui n’était pas sans saveur, et il se souvenait des odeurs de l’hôpital, de la chapelle, de la sacristie.
– Le juge n’a pas dit toute la vérité parce qu’il a voulu te faire endêver… Et toi, tu n’as pas dit toute la vérité non plus… Surtout, je te défends de pleurer… Ce n’est pas la peine que tout le monde sache ce qui se passe en ce moment entre nous… Tu comprends, Justin ?
Le gamin fit oui de la tête.
– Si ce que tu as raconté ne s’était pas passé du tout, le mari du quarante-deux n’aurait pas entendu courir…
– Je n’ai pas inventé.
– Justement 1 Mais, si cela s’était passé comme tu l’as dit, le juge n’aurait pas pu affirmer qu1l. n’avait rien entendu… Et, si l’assassin avait couru dans la direction de la caserne, le vieux n’aurait pas juré que personne n’était passé devant chez lui en courant.
L’enfant ne bougeait pas et regardait fixement le bout de ses pieds, qui se balançaient dans le vide.
– Le juge a été honnête, au fond, en n’osant pas affirmer que tu étais passé devant chez lui hier matin… Mais il aurait pu, peut-être, affirmer que tu n’étais pas passé… C’est la vérité, puisque tu t’es enfui en sens inverse… Sans doute a-t-il été véridique aussi en prétendant qu’aucun homme n’était passé sur le trottoir, sous sa fenêtre, en courant… Car l’homme n’est pas parti dans cette directionlà…
– Qu’en savez-vous ? Il était tout raide, les yeux écarquillés, à fixer Maigret comme, la veille, il avait dû fixer l’assassin ou la victime.
– Parce que l’homme, fatalement, s’est élancé dans la même direction que toi, ce qui explique que le mari du quarante-deux l’ait entendu passer… Parce que, sachant que tu l’avais vu, que tu avais vu le cadavre, que tu pouvais le faire prendre, il a couru après toi…
– Si vous le dites à ma mère, je…
– Chut !… Je n’ai aucune envie de dire quoi que ce soit à ta mère ni à personne… Vois-tu, mon petit Justin, je vais te parler comme à un homme… Un assassin assez intelligent, avec assez de sang-froid pour faire disparaître un cadavre en quelques minutes sans laisser la moindre trace, n’aurait pas commis la bêtise de te laisser fuir après ce
que tu avais vu.
– Je ne sais pas.
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LE TÉMOIGNAGE DE L’ENFANT DE CHOEUR
– Moi, je sais… C’est mon métier de savoir… La chose la plus difficile, ce n’est pas de tuer un homme : c’est de le faire disparaître ensuite, et celui-ci a magnifiquement disparu… Il a disparu, bien que tu l’aies vu et que tu aies vu l’assassin… Autrement dit, ce dernier est quelqu’un de très fort… Et quelqu’un de très fort, jouant sa tête, ne t’aurait pas laissé partir comme cela…
– Je ne savais pas…
– Qu’est-ce que tu ne savais pas ?
– Je ne savais pas que c’était si grave.
– Ce n’est pas grave du tout, puisque, maintenant tout le mal est réparé.
– Vous l’avez arrêté ? Il y avait un immense espoir dans la façon dont ces mots étaient prononcés.
– Il sera sans doute arrêté tout à l’heure… Reste assis… Ne balance pas tes jambes…
– Je ne bougerai plus.
– D’abord, si la scène s’était passée devant chez le juge, c’est-àdire au milieu de la rue, tu t’en serais rendu compte de plus loin, et tu aurais eu le temps de t’enfuir… Voilà la seule faute que l’assassin ait commise, si malin qu’il soit…
– Comment avez-vous deviné ?
– Je n’ai pas deviné, mais j’ai été enfant de choeur, et j’ai servi, moi aussi, la messe de six heures… Tu n’aurais pas parcouru près de cent mètres dans la rue sans regarder devant toi… Donc, le cadavre, c’était plus près, beaucoup plus près, tout de suite après le coin de la rue.
– Cinq maisons plus loin…
– Tu pensais à autre chose, à ton vélo, et tu as peut-être marché vingt mètres sans rien voir.
– Ce n’est pas possible que vous sachiez…
– Et quand tu as vu, tu as couru vers la place du Congrès pour gagner l’hôpital par l’autre rue… L’homme a couru derrière toi…
– Je croyais que j’allais mourir de peur.
– Il t’a mis la main sur l’épaule ?
– Il m’a saisi les épaules à deux mains… Je me figurais qu’il allait m’étrangler…
– Il t’a demandé de dire… L’enfant pleurait, mais sàns sanglots. Il était blême, avec des larmes qui roulaient lentement sur ses joues.
– Si vous le dites à ma mère, elle me le reprochera toute ma vie. Elle me fait toujours des reproches.
– Il t’a ordonné de dire que la scène s’était passée plus loin.
– Oui.
– Devant chez le juge ?
LE TÉMOIGNAGE DE L’ENFANT DE CHOEUR
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– C’est moi qui ai pensé à la maison du jug,@ à cause des langues que je lui tirais… Il m’a seulement dit vers l’autre bout de la rue… Et qu’il s’était enfui dan@ la direction de la caserne…
– Ce qui a bien failli faire un crime parfait, car personne ne t’a cru, étant donné qu’il n’y avait ni assassin, ni cadavre, ni traces d’aucune sorte, et que tout paraissait impossible…
– Mais vous ?
– Moi, je ne compte pas. C’est un hasard que j’aie été enfant de choeur, puis que j’aie eu la fièvre aujourd’hui… Qu’est-ce qu’il t’a promis ?
– Il m’a dit que, si je ne disais pas ce qu’il voulait, il me retrouverait toujours, où que j’aille, en dépit de la police, et qu’il m’égorgerait comme un poulet.
– Ensuite ?
– Il m’a demandé ce que j’aimerais avoir…
– Et tu as répondu – » Un vélo… «
– Comment le savez-vous ?
– Je te le répète, j’ai été enfant de choeur, moi aussi…
– Et vous aviez envie d’un vélo ?
– De cela et de beaucoup de choses que je n’ai jamais eues… Pourquoi as-tu déclaré qu’il avait les yeux clairs ?
– Je ne sais pas… Je n’ai pas vu ses yeux. Il portait de grosses lunettes. Mais je ne voulais pas qu’on le retrouve…
– A cause du vélo…
– Peut-être… Vous allez le dire à ma mère, n’est-ce pas ?
– Ni à ta mère, ni à quiconque… Est-ce que nous ne sommes pas copains, tous les deux ?… Tiens ! passe-moi encore une fois mon tabac et ne dis pas à Mme Maigret que j’ai fumé trois pipes depuis que nous sommes là… Tu vois que les grandes personnes n’avouent pas non plus toujours la vérité entière… C’était devant quelle porte, Justin ?
– La maison jaune, à côté de la charcuterie.
– Va chercher ma femme.
– Où ça?
– En bas… Elle est avec l’inspecteur Besson, qui a été si méchant avec toi.
– Et qui va m’arrêter ?
– Ouvre le placard…
– Ça y est…
Il y a un pantalon qui pend… Qu’est-ce que je dois en faire ? Dans la poche de gauche, tu trouveras un portefeuille. Je l’ai.
62 LE TÉMOIGNAGE DE U ENFANT DE CHOEUR
– Dans le portefeuille, il y a des cartes de visite.
– Vous les voulez ?
– Donne-m’en une… Et aussi le stylo qui est sur la table… A l’aide de quoi, Maigret traça sur une carte à son nom:
Bon pour un vélo
Le locataire de la maison jaune
– Entrez, Besson. Mme Maigret lança un regard au nuage opaque de fumée qui entourait la lampe voilée de papier huilé et se précipita vers la cuisine, d’où s’échappait une odeur de brûlé.
Quant à Besson, prenant la chaise que le gamin venait de quitter et n’accordant à celui-ci qu’une attention dédaigneuse, il prononçait :
– J’ai la liste que vous m’avez demandé de dresser… Je dois vous dire tout de suite…
– Qu’elle est inutile… Qui habite le quatorze ?
– Un instant… Il consultait ses notes.
– Attendez… Quatorze… La maison n’a qu’un seul locataire…
– Je m’en doutais.
– Ah? Un petit coup d’oeil inquiet à l’enfant.
– Un étranger, un courtier en bijoux… Un nommé Frankelstein… Et la voix de Maigret, qui s’était laissé couler au fond des oreillers, murmura, comme indifférente
– Receleur..
– Vous dites, patron ?
– Receleur… Peut-être, par surcrdit, chef de bande.
– Je ne comprends pas.
– Cela n’a pas d’importance… Soyez gentil, Besson, passez-moi la bouteille de rhum qui est dans le placard… Faites vite avant que Mme Maigret arrive… Je parie que je fais dans les trente-neuf cinq et qu’on va être obligé de me changer deux fois de draps cette nuit… Frankelstein. Demandez un mandat de perquisition au juge d’instruction… Non ! … A cette heure-ci, cela va prendre du temps, car il est sûrement à faire un bridge quelque part… Vous avez dîné, vous ?… Moi, j’attends mon bouillon de légumes. Il y a des mandats en blanc dans mon bureau… Dans le tiroir de gauche… Remplissez-en un… Perquisitionnez… Vous trouverez sûrement le cadavre, même s’il faut démolir un mur de la cave.
LE TÉMOIGNAGE DE L’ ENFANT DE CHOEUR
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Le pauvre Besson regardait son patron, avec inquiétude, puis l’enfant, qui attendait sagement dans un coin.
– Faites vite, mon vieux… S’il sait que le gosse est venu ici ce soir, vous ne le trouverez plus au nid… C’est un type fortiche, vous verrez !
Et c’était un type fortiche, en effet. Au moment où la brigade mobile sonnait chez lui, il essayait de fuir par les cours, en escaladant les murs. Il fallut toute une nuit pour mettre la main dessus – on l’eut finalement sur les toits – tandis que d’autres policiers fouillaient la maison pendant des heures avant de découvrir le cadavre décomposé dans un bain de chaux.
Règlement de comptes, évidemment. Un type qui n’était pas content du patron, qui se jugeait frustré, qui l’avait relancé chez lui, aux petites heures du matin, et que Frankelstein avait descendu sur son seuil, sans se douter qu’un enfant de choeur, au même instant, tournait le coin de la rue.
– Combien ? Maigret n’avait plus le courage de regarder lui-même le thermomètre.
– Trente-neuf trois…
– Tu ne triches pas ? Il savait qu’elle trichait, qu’il avait davantage de température, mais cela lui était égal ; c’était voluptueux, c’était bon de sombrer ainsi dans l’inconscient, de se laisser glisser à une vitesse vertigineuse dans un monde flou et pourtant terriblement réel, où un enfant de choeur, qui ressemblait au jeune Maigret d’autrefois, courait éperdument dans la rue en pensant qu’il allait mourir étranglé ou qu’il allait gagner une bicyclette au cadre nickelé.
– Qu’est-ce que tu dis ? questionnait Mme Maigret, qui tenait entre ses mains boudinées un cataplasme brûlant en attendant de le passer au cou de son mari.
Et il balbutiait des choses vagues, comme un enfant qui a la fièvre, parlait du » premier coup » et du » second coup « …
– Je vais être en retard…
– En retard pour quoi ?
– Pour la messe… La soeur… La soeur… Il ne parvenait pas à prononcer le mot » sacristine « .
– La soeur… Il s’endormit enfin, le cou entouré d’une large compresse, en rêvant des messes de son village, de l’auberge de Marie Titin, devant laquelle il passait en courant parce qu’il avait peur.
Peur de quoi ?…
– Je l’ai quand même eu…
– Qui ?
– Le juge.
– Quel juge ? C’était compliqué à expliquer. Le juge ressemblait à quelqu’un de son village à qui il tirait la langue… Le forgeron ?… Non… C’était le
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beau-père de la boulangère… Cela n’avait pas d’importance. Quelqu’un qu’il n’aimait pas…
Et c’était le juge qui avait tout truqué, pour se venger de l’enfant de choeur, pour faire enrager les gens… il avait dit qu’il n’avait pas entendu de pas devant chez lui…
Mais il n’avait pas dit qu’il avait entendu un bruit de poursuite dans l’autre direction…
Les vieillards redeviennent des enfants… Et se chamaillent avec les enfants… Comme des enfants…
Maigret était bien content, malgré tout. Il avait triché de trois pipes, de quatre pipes… Il avait un bon goût de tabac plein la bouche, et il pouvait se laisser sombrer…
Et demain, puisqu’il avait la grippe, Mme Maigret lui ferait de la crème au caramel.
Avril 1946.