Mil huit cent cinquante-deux un poème de Joseph Lenoir

 


Mil huit cent cinquante-deux un poème de Joseph Lenoir

Hélas! nos députés sont des prolifiques!
BARTHÉLEMY

L’an qui vient verra-t-il changer nos destinées,
Nos lyres et nos voix encore condamnées
À dire à tous venants nos intimes malheurs?
Verrons-nous le parti vermoulu du désordre
S’écrouler de lui-même, ou bien enfin se tordre
Sous l’étreinte de ceux dont il fit les douleurs?

Or, il s’est endormi sur la foi d’un faux rêve!
Laissons-le savourer les douceurs d’une trêve:
La mort est le but qu’il atteint.
Le lourd régime anglais perdant tout équilibre
Permettra tôt ou tard que ce pays soit libre.
Sa tombe est presqu’ouverte et son pouvoir éteint!

Eh! ne pouvons-nous pas, frères, en hâter l’heure?
Voyez quels sont les maux de ce peuple qui pleure
Ses deux mille fils errant chez l’étranger!
La détresse d’ici menaçait leur courage.
Que leur rappel enfin devienne notre ouvrage!
L’exil assez longtemps a dû les outrager!

Législatez toujours, politiques harpies!
Pressurez jusqu’au sang avec vos lois impies
Nos campagnes et nos cités!
Quel que soit le vouloir du maître qui commande,
L’esclave, sans tarder, doit lui faire l’offrande
De son corps, de ses biens et de ses volontés!

C’est votre droit. Pourtant, vous porterez sa chaîne!
Maîtres, votre avenir est sombre, et chaque haine
Dans peu vous stygmatisera!
Votre égoïsme froid rendant votre âme inerte
Vous suivra comme un crime aux jours de votre perte!
C’est pour nous venger tous que Dieu vous brisera!

L’an qui vient verra donc changer nos destinées!
Nos voix ne seront plus encore condamnées
À dire à tous venants nos intimes malheurs.
Nous verrons le parti vermoulu du désordre
S’écrouler sur lui-même, ou bien enfin se tordre
Sous l’étreinte de ceux dont il fit les douleurs!

L’élection montréalaise un poème de Joseph Lenoir

 
 
 
L’élection montréalaise un poème de Joseph Lenoir

Nous entrerons dans la carrière
Quand nos aînés n’y seront plus.
MARSEILLAISE

Vous l’entendez: déjà ces hommes se font fête
De nous avoir broyés aux champs de la défaite.
Qu’ils rendent grâce à leurs écus!
Les sots! ils sont aussi faciles à séduire!
Un aveugle intérêt doit donc seul les conduire.
Qu’ils regardent pourtant si nous sommes vaincus!

Leur triomphe d’hier fut une moquerie,
Un commerce sans nom mêlé d’escroquerie,
Fait aux dépens de tout honneur.
Le malheur est qu’on peut, dans notre cité folle,
Débaucher coeurs et gens pour une mince obole:
Quinze deniers au plus soldent un suborneur!

C’est triste d’y songer: mais la foule repue
Jamais en aucun temps ne fut plus corrompue.
L’opprobre a son lâche courtier!
Tout s’achète ou se vend: la voix, la conscience,
La cupidité crasse ou la lourde science.
Tout, jusqu’au vol impur, est devenu métier.

Que de ces faits épars la preuve serait belle!
Je pourrai quelque jour, sans toucher au libelle,
Soulever d’infâmes secrets.
Mon vers ardent ira, si j’en veux faire usage,
Fouetter sans merci le coeur et le visage
Des intrigueurs d’alors aujourd’hui si discrets.
PEUPLE Montréal, 16 décembre 1851.





Les élections un poème de Joseph Lenoir

 


 
Les élections un poème de Joseph Lenoir

O fortunatos!
VIRGILE

La Discorde en fureur tombant sur notre ville
Dans tous les carrefours émeut la tourbe vile!
Elle se réveille à sa voix!
La plèbe qu’elle prend, sortant de son ornière,
Hâve, déguenillée, agitant sa crinière,
Commande dans la rue, en montant au pavois!

Tremblez tous! c’est son règne! Ardente, vagabonde,
Le sceptre qu’elle tient est le sceptre du monde!
Sous son bâton, ployez, genoux!
Arme terrible aux mains de cette folle reine,
Tous les coups qu’elle porte ensanglantent l’arène!
C’est le noble instrument d’un plus noble courroux!

Qu’il est beau de rugir et de tuer à l’aise!
Partisans amoureux de la coutume anglaise,
Encouragez vos assassins!
L’homme est si peu de chose et chose si profane,
Qu’il est presque amusant de voir briser un crâne!
Riez avec la mort... Elle aime les larcins.

Pourtant, deux jours durant, cette hideuse orgie
Devra hurler encor sur la neige rougie,
La neige de nos blancs hivers!
Durant deux jours bientôt d’affreuses saturnales
Paraderont, dansant leurs rondes infernales,
Avec leurs lourds habits, noirs, bleus, jaunes ou verts!

Et puis l’on soudoiera ces hordes forcenées!
L’argent a tant de prix chez les âmes bien nées
Qu’il maîtrise toutes clameurs!
Pour peu qu’une largesse ait été bien placée,
Soyez certain du cri, comme de la pensée.
Vous voterez pour tel, ou l’on vous dira: « meurs! »

Que nul n’ose jamais, dans un songe nocturne,
En place de ces jours mettre la classique urne,
Avec son muet bulletin!
Tout candidat vainqueur, ou méditant de l’être,
Étouffera ce rêve avant qu’il ait pu naître,
Pour piller sans remords l’électoral butin!

Ô peuple trop heureux! douce Nouvelle-France!
Chez toi mille bonheurs remplacent la souffrance!
Pays de pure élection!
Ne dis jamais à ceux que tu choisis pour maîtres
Que tu les honniras, s’ils sont fourbes ou traîtres
Rends-leur grâces toujours, ô sage nation!
PEUPLE Montréal, 24 novembre 1851.



Rouge et blanc un poème de Joseph Lenoir

 


 
 
Rouge et blanc  un poème de Joseph Lenoir
 
 
 Oh! la lutte est étrange! Et puisque de faux frères
Osent bénir le joug que des mains téméraires
Imposent au peuple trompé,
Luttons donc pour briser ces liens de servage!
S’ils en veulent pour eux, qu’ils gardent l’esclavage!
Mais, nous, brisons le fouet dont le peuple est frappé!

Regardez les deux camps: le parti populaire,
Digne, sans passion, sans ardente colère,
Compte ceux qui sont ses amis.
Dieu de ses actions devra seul être juge.
S’il se trompe, du moins, il ne prend point refuge
Dans la fange où toujours rampent ses ennemis!

Eh! quels sont-ils pourtant? Hommes à langue inculte,
Le courage chez eux ne traduit pas l’insulte.
Tristes hiboux des noires nuits,
S’ils se recrutent, c’est par d’absurdes mensonges;
S’ils veulent vous séduire ils vous content leurs songes,
Cauchemars délirants d’or, d’opprobre, d’ennuis.

Vous n’êtes rien: voyez quelles seront vos forces!
Quiconque ose toucher vos menteuses amorces
Se sent monter le rouge au front!
Vous n’avez de soldats qu’une hideuse lie,
Arrachée à la boue où son penchant la lie,
Et bonne tout au plus à vous couvrir d’affront!

La lutte se fait sourde et la lutte est étrange!
Là, domine l’intrigue; ici, l’honneur se range
Autour du Tribun respecté!
Les uns sont animés d’une fougueuse haine;
Les autres, champions à la face sereine,
Combattent pour leurs droits et pour leur liberté!

L’avenir vous verra! Frères, soyez sans tache!
Tous ceux que par trafic un vil pouvoir attache
Vont dans l’ombre briguer pour lui.
Sous les drapeaux flétris qui leur servent d’égide
Sans doute ils rallieront une foule cupide.
Qu’ils passent: nos dédains les suivent aujourd’hui.
PEUPLE Montréal, 24 novembre 1851.



Hymne un poème de Joseph Lenoir

 
 


 
 
 
Fantasmagorie un poème de Joseph Lenoir
Procul recedant somnia,
Et noctium phantasmata!

Hymne

I
Il m’en souvient! mon âme eut d’étranges caprices!
Une nuit, je rêvai des rêves de délices,
Un banquet, des parfums, des perles, des rubis,
Des cheveux noirs bouclés, coulant sur les habits;
Des regards de gazelle aux paroles ardentes,
Et des blancs cous de cygne, et des lèvres charmantes,
Et des vêtements d’or, flottant harmonieux,
Comme les bruits des soirs qui meurent dans les cieux!
Des pieds glissant muets sur le parquet rapide,
Des bras forts étreignant des tailles de sylphide;
Des femmes aux seins nus, aux coeurs ivres d’amour;
Des adieux, des soupirs, des regrets, puis, ...le jour!

J’avais un char pompeux, une riche livrée,
Des laquets, des chevaux à la robe dorée;
Un château, large et fort, ayant de hautes tours,
Manoir où les plaisirs se changeaient tous les jours!
Sous ses murs, dans un parc grand à perte de vue,
Un étang empruntait ses teintes à la nue!
J’avais une nacelle; et, quand venait le soir,
Je la faisais nager sur le flot calme et noir,
Tandis que sur ses bords, du milieu des charmilles,
La brise m’apportait des chants de jeunes filles!
Et puis, ma meute ardente aimait le son du cor!
Je la voyais courir! oh! je la vois encor,
Avec ses beaux colliers, étincelante armure,
Arracher au cerf gris, chairs, soupirs et ramure!
C’était beau! je pouvais, rien qu’à tendre la main,
Cueillir des voluptés, en passant mon chemin;
Et plus d’une, en voyant ma splendeur souveraine,
Eût, pour m’appartenir, refusé d’être reine!

Oh! mes songes heureux! dans l’alcôve où je dors,
Jamais ne m’ont suivi les haines du dehors!
Là, la lampe de bronze, au globe diaphane,
Là, le coquet boudoir interdit au profane!
Là, les tapis soyeux, la pourpre, l’ambre pur,
Là, les marbres veinés, d’or, d’opale ou d’azur!
Ogives, chapiteaux, colonnettes, spirales,
Corridors se tordant, voluptueux dédales,
Tout ce qu’on peut vouloir, je le voulus, un jour,
Et mon noble palais eut pour hôte l’amour!

II
Oh! que ta lèvre est parfumée!
Ange ou péri*, mystérieuse aimée**,
Démon aux chatoyants regards!
Que t’ai-je fait, ô bien aimée,
Pour qu’au chevet de ma couche embaumée,
Tu viennes, chaque nuit, tes beaux cheveux épars!

Est-ce la douleur ou l’ivresse,
Est-ce l’effroi, sauvage enchanteresse,
Qui font ainsi pâlir ton front!
Que tardes-tu donc à le dire?
En te baignant dans mes bains de porphyre,
D’un regard indiscret tu dus subir l’affront?

III
Et je voyais alors sous mes paupières closes,
Des lèvres se chercher pour se dire des choses

À donner des rayons au front, à l’oeil, au coeur!
Je vis l’ange frémir! je vis son ris moqueur!

C’était un froid dédain! Et mon rêve de flamme
S’envolait, en suivant les parfums d’une femme!
Montréal, 6 avril 1850.

* Génie de la mythologie arabo-persane.
** Danseuse orientale.

Amour (Romance Air connu) un poème de Joseph Lenoir

 
 
 
 
 
Amour (Romance Air connu) un poème de Joseph Lenoir

À quoi pense la jeune fille,
Celle qui rit, chante et s’habille,
En se regardant au miroir;
Qui, posant les mains sur ses hanches,
Dit: oh! mes dents sont bien plus blanches
Que le lin de mon blanc peignoir?

Elle se promet, folle reine,
De régner fière et souveraine,

Au milieu des parfums du bal;
Elle compose son sourire,
Afin que d’elle on puisse dire:
Son amour à tous fut fatal!

À quoi pense cette autre blonde,
Quand sa chevelure l’inonde
Comme un vêtement de satin?
Dès l’aube, avant qu’elle se lève,
Sa lèvre sourit au doux rêve
Qu’elle fait du soir au matin!

Quelle sera sa destinée?
Est-ce que cette fille est née,

Chaste fleur, pour tomber un jour?
Voyez! la pure fiancée!
Elle court où va sa pensée!
Elle se perd par trop d’amour!

Celle-là, brune paresseuse,
Laisse sa prunelle rêveuse

Errer par le ciel de la nuit!
Voici qu’une étoile qui passe
Fait parcourir un large espace
À son grand oeil noir qui la suit!

Elle se penche à la fenêtre,
Et se dit: il la voit peut-être!

Que ne puis-je voler ainsi!
Étoile d’amour, je t’envie!
Je voudrais vivre de ta vie,
Pour ne plus soupirer ici!
Montréal, 30 mars 1850.

L’esprit du rivage (Ballade) un poème de Joseph Lenoir

 


 
 
L’esprit du rivage (Ballade) un poème de Joseph Lenoir

Qui voyage si tard par le vent et la nuit?
C’est un enfant avec son père!
Un cheval les emporte à travers la bruyère!
L’enfant ferme les yeux et tremble au moindre bruit.

- Pourquoi donc, ô mon fils, caches-tu ton visage?
La lune luit: aurais-tu peur?
- Là-bas, enveloppé d’une blanche vapeur,
Regarde! il vient à nous! c’est l’esprit du rivage!
- Mon fils, je ne vois qu’un nuage!

« Doux enfant, je t’appelle encor!
« Viens avec moi, viens, viens, je t’aime!
« Mes filles ont un diadème!
« Tu seras leur bonheur suprême;
« Elles te donneront leurs grandes ailes d’or! »

- Entends-tu ce qu’il dit, entends-tu pas mon père!
- Paix, enfant, paix! souvent, dans la jaune bruyère,
Quand le grand pin vient de mourir,
Les feuilles de son tronc ont toujours un soupir!
« Veux-tu venir? veux-tu venir?
« Toutes mes filles sont bien belles!
« Elles ont de noires prunelles;
« Et, quand viendront les nuits nouvelles,
« Des chants sereins pour t’endormir! »

- Le voilà qui revient par le passage sombre!
- De l’orme au rameau gris, enfant, ce n’est que l’ombre!

« Oh! que ton blanc visage est doux!
« Je t’aime! ange! veux-tu me suivre!
« Comment sans toi, pourrons-nous vivre?
« Viens-t’en, ton bel oeil bleu m’enivre!
« Tu resteras sur mes genoux! »

- Mon père! il me saisit! oh! l’esprit du rivage
A des griffes aux mains, des flammes au visage!
Et pressant dans ses bras son fils avec effort,
Le père se hâtait de gagner sa demeure;
Mais lorsque du retour au foyer sonna l’heure
Le petit enfant était mort!
Montréal, 21 février 1850.

Le jour de l’An 1850 un poème de Joseph Lenoir

 


 
Le jour de l’An 1850 un poème de Joseph Lenoir

Le monde s’élargit, la paix va
renaître, il y aura place pour tous!...
LAMENNAIS.

Frères! l’année expire et nous luttons encore!
Le fantôme est debout, mais la honte dévore
Ceux qui tiennent encore à lui!
Luttons! voici qu’il a soulevé tant de haine,
Tant de dédains moqueurs, qu’aujourd’hui c’est à peine
S’il peut compter un seul appui!

Oui, ses adorateurs rougissent de l’idole!
Eh! se compromet-on pour un culte frivole,
Le culte d’un Dieu sans pouvoir,
Qui promet des honneurs, quand il rampe lui-même,
Qui n’a pas même d’or pour les hommes qu’il aime,
Qui se venge dans l’ombre et tremble par devoir!

Vous avez fui devant la clameur populaire,
Emportant avec vous votre immense colère
Dans une lointaine Cité!
Puisque vous êtes forts, sévissez, ô nos maîtres!
On vous l’a dit cent fois: vous n’êtes que des traîtres,
Fuyant devant la liberté!

Cette liberté-là, maîtres, n’est pas la vôtre!
Elle vient pour le peuple et le prend pour apôtre!
Son pied se détourne de vous!
Vous la verrez passer avec des yeux avides!
Consolez-vous pourtant, ô ministres sordides,
Elle fera ployer vos fronts ou vos genoux!

Frères! l’année expire et nous luttons encore,
Le fantôme est debout, mais la honte dévore
Ceux qui tiennent encore à lui!
Luttons! voici qu’il a soulevé tant de haine,
Tant de dédains moqueurs, qu’aujourd’hui c’est à peine
S’il peut compter un seul appui!

À nous la vaste arène où s’agite le monde!
À nous la douce paix, le bonheur qui féconde,
Sol, intelligences et coeurs!
Tout oeil a son rayon de limpide lumière,
L’oiseau, le ciel sans borne et l’homme, sa carrière!
Soyons libres! ayons les nations pour soeurs!

C’est notre droit: le joug où la force nous lie,
Ne peut nous empêcher de vivre de leur vie!
Un peuple esclave n’est pas mort!
Car, lorsque vient le temps d’aller prendre la place
Que le doigt d’un Dieu juste à l’avance lui trace,
Il rompt ses chaînes sans effort!

Nous ne sommes pas faits pour un plus long servage!
Levons-nous! l’heure sonne! allons! Frères, courage!
Oh! n’attendons pas à demain!
Voyez! l’occident noir, en déchirant ses voiles,
A revêtu son front de trente-quatre étoiles!
Entendez-vous les cris de l’aigle américain!

Frères, l’année expire et nous luttons encore!
Le fantôme est debout, mais la honte dévore
Ceux qui tiennent encore à lui!
Luttons! voici qu’il a soulevé tant de haine,
Tant de dédains moqueurs, qu’aujourd’hui c’est à peine
S’il peut compter un seul appui!
31 déc. 1849.

Mille huit cent quarante-neuf un poème de Joseph Lenoir

 


Mille huit cent quarante-neuf un poème de Joseph Lenoir

Je vois les peuples se lever en
tumulte, et les rois pâlir sous leur
diadème. La guerre est entr’eux, une
guerre à mort. Je vois un trône, deux
trônes brisés, et les peuples en
dispersent les débris sur la terre.
LAMENNAIS.

I
Le monde n’en veut plus; les vieilles tyrannies
Croulent à la voix du canon!
Les trônes et les rois passent aux gémonies,
Comme les dieux que Rome appelait ses génies,
Lorsque le Christ chassa ces dieux du Panthéon!

Le monde n’en veut plus; leur culte doit s’éteindre!
Ce culte est une impiété!
Fléchit-on le genou, peut-on pâlir ou craindre,
Quand le courroux du monde, à cette heure, ose atteindre
Les despotes fuyant devant la liberté!

Le monde n’en veut plus; il faut que sous sa haine
Tombe le monstre féodal!
Qu’il ait une mort prompte et que sa chute entraîne
Celle des vains appuis que l’intérêt enchaîne
Au fantôme avili de son pouvoir fatal!

Qui n’a pas entendu cette clameur immense
Ce cri venu des bords lointains,
Le cri des nations qui regardaient la France,
Digne, porter la main où gisait sa souffrance!...
Qui n’a pas envié la France et ses destins!

Autrefois, elle aimait à voir rouler les têtes;
L’échafaud la régénérait!
Aujourd’hui, convoitant mille nobles conquêtes,
Elle bannit un sang qu’en ses étranges fêtes
Sa liberté sauvage, à longs flots, savourait!

Mais la contagion des sublimes pensées
Franchit les monts italiens!
Ces villes qui pleuraient sur leurs gloires passées,
Gênes, Venise, Rome, aux splendeurs éclipsées,
À la face des rois ont jeté leurs liens!

Puisse le Capitole admettre en son enceinte
Les héros de tous ces hasards!
Ô Romains, combattez pour votre cause sainte!
Nouveaux triomphateurs, on doit fouler sans crainte
La terre généreuse où marchaient vos Césars!

II
Et nous, peuple égaré sur les bords du grand fleuve,
N’aurons-nous point part au banquet
Que donne à l’univers cette liberté neuve,
Écueil du fanatisme et sa plus rude épreuve,
Maintenant que tout homme en peut faire un hochet!

Frères! réveillons-nous! l’heure vient, le temps presse!
Malheur au stupide ouvrier,
Qui se laisse emporter par sa lâche mollesse,
Qui jette à d’autres bras un travail qui le blesse,
Qui détourne le front pour se faire oublier!

Malheur à ces enfants d’une même patrie
Qui ne cherchent qu’à l’avilir!
Qui font du Christ-Sauveur, par une trame impie,
Le complice odieux de leur idolâtrie!
L’heure vient où ceux-là devront aussi pâlir!

Il nous faudra lutter de ces luttes sanglantes,
Où l’esprit mord les passions!
Causer des désespoirs et des douleurs navrantes,
Et vaincre en dévoilant les colères ardentes
Du tribunal futur des générations!

Travaillons! ouvriers des oeuvres du courage,
Soyons forts par la volonté!
Élevons l’édifice avant les jours d’orage!
Qu’il soit beau!... qu’il soit grand comme notre esclavage,
Et digne des autels que veut la liberté.
Montréal, 25 juin 1849.

Graziella un poème de Joseph Lenoir

 


 
Graziella un poème de Joseph Lenoir
Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènes passées?
Laissez le vent gémir et le flot murmurer;
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées;
Je veux rêver et non pleurer!
LAMARTINE, (Graziella.)

I
Elle était belle, elle était douce;
Elle s’asseyait sur la mousse

Au temps où les grands arbres verts
Laissent leurs feuilles dentelées
Tomber sur le gazon mêlées
Aux pauvres fleurs des champs déserts!

Quinze ans avaient jeté sur son charmant visage
Cette virginale pâleur
Que la main du désir laisse sur son passage
Ou que la volupté met sur un front rêveur!

Ses beaux yeux avaient pris la teinte
Des couleurs dont se trouve empreinte

La mer au vaste horizon bleu;
Sa chevelure épaisse et noire
S’enroulait sur son cou d’ivoire,
Chaste de tout baiser de feu!

Ses dents, qui laissaient voir sa lèvre carminée
Étaient d’un nacre éblouissant;
Sous le tissu bruni de sa peau satinée
L’oeil, dans la veine ardente, apercevait le sang!

Où trouver voix plus cristalline,
Plus suave haleine enfantine,

Plus frais sourire, chant plus doux?
Où trouver forme plus suave?
Dites; je me fais son esclave,
Et je l’adore à deux genoux!

II
Dans leurs rayonnements les âmes se confondent;
L’amour est si pur à quinze ans!
Les soupirs contenus bondissent, se répondent;
Le premier des aveux comble deux coeurs aimants!

Oui, le soir, quand brillait l’étoile,
La vierge aimée ôtait son voile,

Marchait pensive à mes côtés;
Jetait au sable de la grève,
Sans qu’elle interrompit son rêve,
Des mots par la brise emportés!

Car je la pris naïve à sa pauvre famille,
Pauvre famille de pêcheurs;
Elle n’avait encore aimé que sa mantille,
Et les oiseaux du ciel qui venaient sur ses fleurs!

Parfois nous allions au rivage
Écouter le refrain sauvage

Du nautonnier napolitain;
Notre extase était infinie,
Lorsqu’à sa nocturne harmonie
Le flot mêlait ce chant lointain!

Parfois montés tous deux sur la vieille nacelle,
Que nous détachions des roseaux,
Nous regardions passer cette lampe éternelle,
Phare mystérieux suspendu sur les eaux!

Combien son humide paupière
Aimait cette pâle lumière,

Rayons mêlés d’ombre et de jour!
Combien, en la voyant sourire,
Mon âme éprouvait de délire,
Mon coeur accumulait d’amour!

Quinze ans, hélas! jetaient sur son charmant visage
Cette virginale pâleur
Que la main du désir laisse sur son passage,
Ou que la volupté met sur un front rêveur!

III
La vague venait en silence
Lécher les bords du golfe immense!

Elle attendait sous l’oranger!...
Qu’avait-elle donc à lui dire?...
C’est que sur un léger navire
Demain embarque l’étranger!

Leur adieu fut navrant, puisque l’Italienne
Lui donna ses lèvres de miel;
Qu’elle pleura longtemps; qu’une main dans la sienne,
De l’autre lui montra l’azur de son beau ciel!
6 avril 1849.