Je ne suis pas Alzheimer,
je suis distraite
J’ai toujours été «embardeuse». Toujours prête, disait ma mère,
à me lancer d’un projet à l’autre, sans calculer les conséquences.

Mais j’étais influençable aussi, on me convainquait assez facilement
que ce que je voulais était trop compliqué, ou coûtait trop cher.
Il n’y avait pas grand’chose qui ne coûtait pas trop cher dans ma jeunesse.

Ce que j’ai gardé de mes années d’embardeuse,
c’est de poursuivre plusieurs lièvres à la fois.
Cela entraîne fatalement les distractions et les oublis.

Ce matin, j’ai une nouvelle à communiquer à mon amie Michèle.
Mon téléphone sans fil est dans ma chambre, je me dirige de ce côté.
Tiens, j’ai laissé la fenêtre ouverte et je n’ai pas fait mon lit.
Je corrige la situation, et je reviens à mon bureau.

Qu’est-ce que je voulais découper dans le journal local, resté sur la table de cuisine?
Ah oui, la date des nombreuses ventes de débarras dans les salles paroissiales.
À la cuisine, je note que ce matin même se tient une clinique sur l’hypertension.

Il fait tellement beau, aussi bien me rendre à la clinique
que m’obstiner devant l’ordinateur, à tenter de corriger
la mauvaise manoeuvre qui me bloque.
Aussi bien profiter du soleil et attendre mon petit-fils de 14 ans,
qui me dépannera. Mais j’oublie Michèle!

Le téléphone à Michèle dure au moins 15 minutes.
Maintenant, je sors. Vous voyez bien, il n’y a pas d’Alzheimer là-dedans.

À la clinique, on me prend la tension du bras gauche
et du bras droit, assise et debout.
La deuxième donnée ne bouge pas, c’est toujours 80,
mais la première varie de 150 à 180.
Je choisis de croire la première.
Après tout, si on m’avait laissé une pause de 10 minutes après ma petite marche,
et s’il n’y avait eu qu’une prise comme d’habitude,
ma pression n’aurait peut-être atteint que le chiffre magique de 140 sur 70.

Je reprends mon chandail, mon coupe-vent, ma casquette,
posés sur la chaise à côté, et je poursuis ma marche jusqu’au bord de l’eau.
Mais je ne fais qu’un coin de rue avant de m’apercevoir
que je n’ai pas mon sac. La chose est vite corrigée,
le sac est resté oû je l’avais laissé.

Je vais saluer le fleuve, j’ai juste le temps de voir un héron s’envoler.
Les canards et les goélands sont moins farouches,
ils continuent de se laisser porter par le courant. Et moi je rentre à la maison.

J’arrive en même temps que l’autobus scolaire,
j’anticipe des joyeux « grand-maman, grand-maman »
de la part de mes deux petites-filles de 6 ans.
Mais Adèle descend seule de l’autobus et elle a la voix tremblante,
la larme toute proche, quand elle me dit : « j’ai oublié de rester à l’école ».
Donc ce n’est pas un drame, elle a simplement oublié
(les oublis ne sont pas réservés aux grands-mères…)
qu’aujourd’hui elle doit dîner à l’école.
Ce n’est pas le bon jour pour rentrer à la maison, les parents n’y sont pas.
Heureusement que nous habitons la même maison et que je n’ai pas flâné en chemin!

Je comprends qu’Adèle se soit trompée, c’est un peu compliqué, à son âge :
lundi à l’école, mardi et mercredi à la maison, jeudi à l’école, vendredi à la maison.
« Peut-être faut-il téléphoner, quelqu’un va s’inquiéter à l’école? »
« Mais non, c’est pas grave, ma soeur leur dira que j’ai dû me tromper
et que je n’ai qu’à monter chez ma grand-mère ».

Je réchauffe une soupe. J’ai beau dire que nous avons tout notre temps,
la petite est fébrile, elle guette l’horloge.
« Pour ne pas manquer l’autobus, il faut partir quand la grande aiguille est à 8 ».

Pour la calmer, nous n’attendrons pas que la grande aiguille soit à 8,
je l’accompagnerai à l’école à pied.
Le téléphone sonne, juste comme on passait la porte.
La petite se trompait quand elle disait que ce n’était pas grave.
La monitrice du service de garde, au bout de la ligne, est toute essoufflée
« Merci mon Dieu qu’elle soit avec vous, nous l’avons cherchée partout,
je suis même allée sonner à la porte chez elle ».

Nous ne sommes pas sitôt arrivées dans la cour de l’école
que deux des monitrices surgissent : « Où étais-tu, on t’a cherchée partout! »
Deux petites amies lui sautent dessus, sa soeur arrive,
intimidée par le brouhaha, puis on va tout de suite rassurer le grand frère,
qui se préparait à accompagner une enseignante faire le tour du voisinage.

Le soir le brouhaha recommence à la maison.
La mère est d’abord furieuse contre l’école.
Je lui répète ce qu’on m’a dit : les enfants se faufilent tellement vite,
on ne les voit pas partir.

L’incident aura du bon.
On se rend compte que tout le personnel
devrait avoir en mémoire les rares enfants susceptibles de se tromper,
parce que pour eux les jours ne se ressemblent pas,
avec ces midis à la maison et les autres à l’école.
Au téléphone avec ses amies, la grand-mère dira ce qu’elles se répètent
souvent entre elles : « Ils sont chanceux qu’on soit là ».