Au Canada

de François Xavier Garneau

« Pourquoi mon âme est-elle triste? »
Ton ciel est pur et beau; tes montagnes sublimes
Élancent dans les airs leurs verdoyantes cimes;
Tes fleuves, tes vallons, tes lacs et tes côteaux
Sont faits pour un grand peuple, un peuple de héros.
A grands traits la nature a d’une main hardie
Tracé tous ces tableaux, oeuvres de son génie.
Et, sans doute, qu’aussi, par un dernier effort,
Elle y voulut placer un peuple libre et fort,
Qui pût, comme le pin, résister à l’orage,
Et dont le fier génie imitât son ouvrage.
Mais, hélas! le destin sur ces hommes naissants
A jeté son courroux et maudit leurs enfants.
Il veut qu’en leurs vallons, chassés comme la poudre,
Il ne reste rien d’eux qu’un tombeau dont la foudre
Aura brisé le nom que l’avenir, en vain,
Voudra lire en passant sur le bord du chemin.
De nous, de nos aïeux la cendre profanée
Servira d’aliment au souffle de Borée;
Nos noms seront perdus et nos chants en oubli,
Abîme où tout sera bientôt enseveli.

II
Ainsi chantait ma muse et sa lyre plaintive,
Comme le vent du soir, murmurait sur la rive;
Mais les échos muets étaient sourds à sa voix.
Et le peuple qu’autrefois
Enthousiasmaient ses chants, enivrait son histoire,
Peu soucieux de sa gloire,
S’endormait maintenant pour la première fois.
Hélas! dans son insouciance
Il passe comme un bruit qu’on oublie aussitôt:
Rien de lui ne dira son nom ni sa puissance;
Il s’éteindra comme un flot
Qui se brise sur le rivage,
Sans même à l’oeil du matelot
Laisser empreinte son image.

Où sont, ô Canada! tes histoires, tes chants?
Tes Delucs, tes Rousseaux, l’honneur de l’Helvétie,
Tous ces hommes enfin qu’illustrent les talents,
Qui font un peuple fier, grandissent la patrie,
Font respecter au loin son nom, ses lois, ses arts,
Et, pour sa liberté, lui servent de remparts?
L’étranger cherche, en vain, un nom cher à la science.
Notre langue se perd, et dans son indigence
L’esprit, ce don céleste, étincelle des Dieux,
S’éteint comme une lampe, ou comme dans les cieux
Une étoile filante au funeste présage.
Déjà, l’obscurité nous conduit au naufrage;

Et le flot étranger envahissant nos bords
De nos propres débris enrichit ses trésors.
Aveuglés sur le sort que le temps nous destine,
Nous voyons sans souci venir notre ruine.
Ô peuple subjugué par la fatalité,
Tu sommeilles devant l’oracle redouté.
Il rejette ton nom comme un arbre stérile,
Que l’on veut remplacer par un scion fertile.
Il dit: laissons tomber ce peuple sans flambeau,
Errant à l’aventure;
Son génie est éteint, et que la nuit obscure
Nous cache son tombeau.

III
Pourquoi te traînes-tu comme un homme à la chaîne,
Loin, oui, bien loin du siècle, où tu vis en oubli?
L’on dirait que vaincu par le temps qui t’entraîne,
À l’ombre de sa faulx tu t’es enseveli?
Vois donc, partout, dans la carrière,
Les peuples briller tour-à-tour,
Les arts, les sciences et la guerre
Chez eux signalent chaque jour.

Dans l’histoire de la nature,
Audubon porte le flambeau;
La lyre de Cooper murmure,
Et l’Europe attentive à cette voix si pure
Applaudit ce chantre nouveau.

Enfant de la jeune Amérique,
Les lauriers sont encore verts;
Laisse dans sa route apathique
L’Indien périr dans les déserts.

Mais toi comme ta mère, élève à ton génie
Un monument qui vive dans les temps;
Il servira de fort à tes enfants:
Faisant par fétranger respecter leur patrie.

Cependant, quand tu vois au milieu des gazons
S’élever une fleur qui dévance l’aurore,
Protège-la contre les aquilons
Afin qu’elle puisse éclore.

Honore les talents, prête-leur ton appui;
Ils dissiperont la nuit
Qui te cache la carrière:
Chaque génie est un flot de lumière.

IV
Ô peuples fortunés! ô vous! dont le génie
Au monde spirituel découvrit jusqu’aux Dieux,
Qui brillez dans les temps comme l’astre des cieux,
L’esprit est immortel, et chaque oeuvre accomplie
Par sa divine essence est et sera toujours;
Dieu même n’en saurait interrompre le cours.
Ainsi Rome et la Grèce éternisant leur gloire,
À l’immortalité léguèrent leur mémoire.

L’Europe rajeunie, instruite à leurs leçons,
Poursuivit les travaux des Plines, des Platons;
Et l’homme remontant ainsi vers la nature,
Élève au créateur toujours la créature.
Mais pourquoi rappeler ce sujet dans mes chants?
La coupe des plaisirs effémine nos âmes;
Le salpêtre étouffé ne jette point de flammes:
Dans l’air se perdent mes accents.

Non, pour nous plus d’espoir, notre étoile s’efface,
Et nous disparaissons du monde inaperçus.
Je vois le temps venir, et de sa voix de glace
Dire, il était; mais il n’est plus.
Ma muse abandonnée à ces tristes pensées
Croyait déjà rempli pour nous l’arrêt du sort,
Et ses yeux parcourant ces fertiles vallées
Semblaient à chaque pas trouver un champ de mort.
Peuple, pas un seul nom n’a surgi de ta cendre;
Pas un, pour conserver tes souvenirs, tes chants,
*** Ni même pour nous apprendre ***
S’il existait depuis des siècles ou des ans.

Non! tout dort avec lui, langue, exploits, nom, histoire;
Ses sages, ses héros, ses bardes, sa mémoire,
Tout est enseveli dans ces riches vallons
Où l’on voit se courber, se dresser les moissons.
Rien n’atteste au passant même son existence;
S’il fut, l’oubli le sait et garde le silence.