La presse

de François Xavier Garneau

Messager des pensers que vomit le cratère,
Sans cesse bouillonnant sur l’Etna qu’il éclaire,
Ma main aux quatre vents jette de son sommet
Cette manne à l’esprit des enfants de Japhet.
Et depuis que Strasbourg imprimant la pensée,
Affranchit la raison du règne de l’épée,
De la presse toujours fidèle serviteur,
J’ai pendant trois cents ans colporté son labeur.
Dans ma course aujourd’hui j’éclabousse les trônes;
Mais je naquis petit, faible et vivais d’aumônes.

Dans ces siècles obscurs, timide, j’ai d’abord,
Comme un vilain soumis, respecté le plus fort.
On me voyait furtif commencer ma carrière
Débitant aux châteaux des livres de prière,
Où les moines surpris virent, non sans effroi,
L’art d’embellir un T. dérobé, su par moi.
Le noble châtelain se penchant sur sa fille
Admire dans ses mains des Heures où tout brille,
Caractères, couleurs, grotesques ornements,
Tous objets qui charmaient les yeux au bon vieux temps.
Il sourit au succès de l’art qui vient de naître,
L’imprudent ne voit pas de loin surgir un maître.
Il se croyait trop grand pour craindre cet engin;
Sa puissance, déjà, s’écroulait sous ma main.

Mais la Presse bientôt étendit son empire.
Naguère, jeune ormeau, craignant même Zéphire,
Elle cachait son front à l’approche du vent;
Aujourd’hui dans les airs elle brave l’autan.
S’alliant au génie elle éclaira le monde;
Sa clarté dissipa l’obscurité profonde;
La vérité brilla, le mensonge s’enfuit,
Cachant son front hideux dans l’ombre de la nuit;
L’homme moins préjugé devint enfin plus sage.
Je disais: voilà donc, en effet, mon ouvrage.
Sur les monts escarpés tombèrent les châteaux,
Où de petits tyrans écrasaient leurs vassaux;
Lc peuple devint homme et les princes plus justes
Furent, en vérité, des monarques augustes.
Si quelque Balthazar, impie, audacieux,
Osa fouler aux pieds la justice et les Dieux,
De cette idole d’os bravant l’audace altière
À sa face mon pied fit jaillir la poussière;
Et les peuples riant de sa confusion
Proclamèrent ainsi pour reine la raison.

Cependant s’élevaient, déjà, de faux prophètes:
Leurs traits étaient contrits et leurs voix contrefaites.
Aux folles passions élevant leurs autels,
Ils semèrent la haine au milieu des mortels;
Et le monde depuis incertain dans sa route
Sur le juste et le faux balance dans le doute.
Les partis se formant et régnant tour à tour,
Leur haine prononçait des jugements d’un jour.
Les bouchers de Smithfield, le glaive des Cévennes
Rendaient et la raison et la justice vaines.
Une fois la raison crut régner un moment;
Mais Marat vint, Marat! il demande du sang.
Apôtre d’un parti qui se dit populaire:
Pour triompher, dit-il, le sang est salutaire.
D’un principe opposé farouche partisan
Le Herald, après lui, s’écrie: encor du sang!
Haro ! sur le vaincu; que le bûcher s’allume.
Peuple, contemplez donc, voilà le sang qui fume:
Pour Gracchus, pour César… ainsi dans tous les lieux,
Le sang est le tribu qui se prise le mieux.

Eh! quand reviendras-tu, prêtre de la justice,
De ces Nathans trompeurs débarrasser la lice?
Joad, où donc es-tu? vain siècle de clarté,
Dis, dis-moi dans quel lieu trouver la vérité?…
Mais toujours près de lui le mal a son remède.
Aux esprits éclairés il faudra que tout cède.
Et leur nombre petit s’agrandissant toujours
Ramènera chez l’homme, enfin, de plus beaux jours.
Sans cesse en tous les lieux s’étendra leur puissance;
Devant elle fuiront l’envie et l’ignorance.
Les prêtres de Baal voyant tomber leurs Dieux,
En se couvrant le front disparaîtront comme eux.
En vain, ils défendront la voix des faux oracles,
Proclameront partout, l’effet de leurs miracles,
Flatteront l’intérêt, le sombre préjugé,
Multiplieront leurs traits contre la vérité;
Semblable à Galilée au pied du Capitole;
Journal publié à Montréal.

Le génie inspiré bravera leur idole;
Et luttant corps à corps avec leurs dogmes vains,
On le verra briser leurs armes dans leurs mains.
Si quelquefois le peuple abusé les protége,
Et même sur lui lève une main sacrilége,
Lui, cédant un instant à l’orage irrité,
Il reviendra plus fort, et son bras redouté,
Renversant à la fin leur temple et leur idole,
Et brisant devant eux le marbre où leur symbole,
En paradoxe obscur, trompait l’âme et le coeur,
Aux yeux de l’univers saura sortir vainqueur.
Ainsi l’on voit un aigle en lutte avec l’orage
Avancer, reculer, combattre avec courage.
Il descend, il remonte et l’aquilon lassé,
Gronde et cède aux efforts de l’aigle courroucé,
Qui bientôt s’élevant au-dessus de la nue,
Voit au loin dessous lui la tempête vaincue,
Et planant dans les airs aux regards du mortel
S’élance triomphant dans les flots du Soleil.