Henri Warnery

Les Origines

Toi que n’enferment point la durée et l’espace,
Toi qui demeures seul parmi tout ce qui passe,
Suprême ordonnateur de l’antique chaos,
Toi dont l’immensité déconcerte nos rêves,
Le même en tous les points de cette mer sans grèves
Dont les soleils sont les vaisseaux ;

Toi que nul œil n’a vu, Toi que tout cœur contemple,
Toi qui n’habites pas sous les voûtes d’un temple,
N’étant ni d’un jour ni d’un lieu,
Toi qui ne peux mourir et qui n’a pas dû naître,
O Verbe universel, Source pure de l’être,
Qu’on te nomme Loi, Force ou Dieu,

Chacun de nous en soi te porte et te sent vivre ;
Quel que soit ton secret, l’univers est ton livre :
Dans ses pages de feu nous lisons ardemment ;
Et d’étape en étape, et d’aurore en aurore,
Partout l’esprit humain te retrouve et t’adore,
Sous l’impassible firmament ;

Soit que, faisant parler l’enchaînement des causes,
Il cherche à pénétrer le principe des choses
Et ressuscite le passé ;
Soit qu’en vain et sans fin s’interrogeant lui-même,
Il se pose, anxieux, cet éternel problème :
Si quelque chose a commencé ;

Soit que, fier de sa force, ivre de tout connaître,
Sur sa part d’univers il se promène en maître,
S’étant assujetti la matière et ses lois ;
Soit qu’en divins accords répandant son génie,
Des mondes étoilés il chante l’harmonie
Et mêle sa voix à leur voix.

I

Des portiques du Temps j’ai vu tomber les voiles.
Plus de sol sous mes pieds ; plus de cieux, plus d’étoiles ;
La nuit, partout la nuit sans rivage et sans fond ;
La nuit sans horizon, sans vie et sans lumière ;
La morne immensité de l’aveugle matière,
Et les atomes qui s’en vont.

D’où viennent-ils ? quel est leur principe et leur source ?
Où vont-ils ? quelle main les guide dans leur course ?
Quel obscur désir vit en eux ?
On dirait un essaim qui passe et tourbillonne,
Un levain qui fermente, un métal qui bouillonne
Au fond d’un creuset monstrueux.

O Matière ! ô Chaos ! quel rêve ainsi t’agite ?
Quel travail s’accomplit dans ton sein qui palpite ?
Es-tu prête, ô Nature, et les temps sont-ils mûrs ?
Est-ce un fleuve de lait qui gonfle ta mamelle
Et sur tout l’univers de cieux en cieux ruisselle
En flots éblouissants et purs ?

Il apporte avec lui les semences des mondes ;
Je vois partout monter ses lumineuses ondes
Du sein des espaces béants.
Telle, au vent de l’été, lorsque la nuit est sombre,
Aux yeux du voyageur s’illumine dans l’ombre
La surface des océans…

Mais dans la brume, au loin, quelle aube se prépare ?
Quel feu sur cette mer a brillé comme un phare ?
Quelle lueur s’élève au fond des cieux vermeils ?
Tant de clarté m’aveugle et brûle ma paupière.
Où fuir ? Vais-je assister, chétif grain de poussière,
A la naissance des soleils ?

Seul sur l’Horeb en feu, du sein de la tempête,
Vais-je voir s’éclairer l’abîme où le prophète
Plongeait ses yeux épouvantés,
Et sur un flot de lave, et sous un ciel de braise,
Se dérouler les jours de l’antique genèse,
Longs comme des éternités ?

Vais-je voir s’entr’ouvrir sur les routes lactées,
Dans les plaines d’azur des poètes chantées,
Les tremblantes fleurs d’or des constellations ?
Vais-je voir se former les mondes en systèmes
Et suivre dans tes flancs, Nuit fertile en problèmes,
Leurs lentes évolutions ?

Non ! ton immensité me fait peur et m’écrase ;
L’épouvante en horreur a changé mon extase :
C’est trop de splendeurs pour mes yeux…
Arrête, ô ma pensée, et reviens sur la terre !
Tu ne peux plus longtemps en ton vol solitaire
Planer en aigle dans les cieux.

La ronde des soleils par Dieu même est conduite ;
Reviens ! Tu ne saurais t’élancer à leur suite,
Toi qui n’es que d’un jour, eux dont vivre est la loi.
La Terre est ta patrie et c’est là qu’est ta place :
Ce pauvre coin du monde égaré dans l’espace
Est encore assez grand pour toi.

J’ai cherché parmi les systèmes
Où gît la Terre en son berceau.
Tous les mondes étaient les mêmes :
Du feu, de la brume et de l’eau.
En vain j’ai traversé leurs rondes
En vain j’ai plongé dans leurs ondes
Mon front avide de savoir ;
En vain j’ai déchiré leurs nues
Toutes ces sphères inconnues
Ont passé, trompant mon espoir.

Partout l’éther tombait en voûte
Et les soleils roulaient sans bruit.
En vain j’ai demandé ma route
A tous les astres de la nuit.
Ils m’ont dit : « Les deux sont sans terme ;
Nulle porte d’or ne les ferme ;
Comment saurions-nous, ô fourmi,
Le nom de tous les grains de sable
Que sous leur flot intarissable
Roulent les mers de l’infini ? »

Alors j’ai crié vers l’abîme ;
L’abîme n’a pas répondu,
Et mon aile, de cime en cime,
A repris son vol éperdu.
Bientôt la Terre va paraître…
C’est ici ? Non. — C’est là peut-être ?
Le vent fatigue mon essor.
Et je vais, je vais comme un rêve,
Cherchant partout, cherchant sans trêve
Un monde qui n’est pas encor.

Aux caprices du vent confiant sa nacelle,
D’un bond l’aéronaute est monté vers les cieux.
Si tout son corps frémit lorsque son pied chancelle,
L’épouvante du moins n’a pas fermé ses yeux.

Il a, comme un éclair, traversé la tempête ;
De son hardi dessein sa vie était l’enjeu.
Et maintenant le sombre éther luit sur sa tête ;
L’ouragan sous ses pieds pousse la nue en feu.

Ces vapeurs jusqu’à lui montent comme des vagues,
Et le large horizon à peine les contient,
Et partout, et sans fin, dans les profondeurs vagues,
Sur le flot qui s’en va, roule le flot qui vient.

Nul être n’apparaît, nulle terre n’émerge ;
Rien ne surgit du sein de ce désert mouvant ;
De tout vestige humain l’onde qui fuit est vierge ;
Il la voit écumer aux caresses du vent.

Errant sans savoir où, suspendu sur le vide,
Passager d’une mer sans bords ni matelots,
Dans ce divin spectacle il plonge un œil avide,
Et son regard se perd dans la blancheur des flots.

Ainsi, loin par delà la plus lointaine époque
Où puissent remonter nos calculs hasardeux,
M’apparaît l’univers que ma pensée évoque,
Portant la terre en germe entre ses flancs laiteux.

Cyclone éblouissant, gigantesque bolide,
Je le vois : c’est un globe au si puissant contour,
Que l’essieu le plus prompt, l’aile la plus rapide
Mettraient des milliers d’ans pour en faire le tour.

Sur son axe emporté dans les cieux il s’avance ;
L’espace devant lui s’ouvre limpide et froid ;
Sa masse aux vents glacés de l’éther se condense,
Et roule, et sa vitesse à chaque tour s’accroît.

Comme une bayadère en sa danse amoureuse
Fait flotter sa ceinture autour de son beau sein,
Pour alléger son vol l’ardente nébuleuse
Détache de ses flancs l’écharpe qui les ceint ;

Ce nimbe quelque temps tourne encore avec elle ;
Mais l’anneau, tout à coup, se rompt en son milieu ;
Ses débris vont former une masse nouvelle,
Et tous ses éléments s’assemblent en un lieu.

Autour du globe énorme ils poursuivent leur course ;
Vois, ô Création ! ton premier monde est né.
Dans le même océan d’autres prendront leur source,
Et de loin, dans la nuit, salueront leur aîné.

Oui ! tous, l’un après l’autre, avec leurs satellites,
Sortiront radieux du germe universel ;
Et dans l’immensité déroulant leurs orbites,
Feront au grand aïeul un cortège éternel.

Ils rouleront d’abord pleins de sève et de force,
Ne pouvant contenir le feu qui bout en eux ;
Mais les ans lentement durciront leur écorce ;
Leur sang courra moins fort sous leurs fronts lumineux.

Ils deviendront alors les planètes fécondes ;
Partout de leurs déserts surgiront des cités ;
Autour d’eux, dans l’espace, ils compteront les mondes ;
D’indicibles espoirs ils seront agités.

Le ciel à flots sur eux répandra sa lumière,
Jusqu’à l’heure où la loi suprême et sans appel,
Qui ramène tout être à sa forme première,
Leur rouvrira le seuil du Chaos paternel.

II

Dans la splendeur des cieux un astre vient de naître.
Sur ses langes d’azur j’ai cru le reconnaître ;
Vers lui mon espérance a dirigé mon vol.
La Terre ! Ah ! je la vois ! La Terre ! Ah ! c’est bien elle !
A son souffle embrasé je sens frémir mon aile,
Et j’entends, sous mes pieds, mugir son vaste sol.

Une sueur de feu pend à sa croupe nue ;
Les éclairs sur son front crépitent dans la nue ;
Ses flancs partout béants fument de toutes parts.
Un ciel obscur et lourd sur son écorce pèse,
Et brisant les parois de l’énorme fournaise,
Les éléments de tout dans les airs sont épars.

Oh ! qui dira l’horreur des premiers jours du monde ;
La matière, hurlant dans sa gaine inféconde,
Et soudain ruisselant sur le globe éventré ?
Qui dira le courroux des tempêtes natives,
Et, sortant lentement des ondes primitives,
Les Alpes jusqu’au ciel portant leur front sacré ?

Qui dira, dans la nuit sans fin des origines,
Les révolutions amassant leurs ruines,
Les continents sombrés dans les gouffres amers ?
Qui dira, qui dira la naissance des êtres,
Et comment l’homme évoque, en comptant ses ancêtres,
L’infiniment petit qui rampe au fond des mers ?

En ces temps-là, les eaux enveloppaient la terre ;
A peine, çà et là, quelque roc solitaire
Dressait sur l’horizon sa tête de granit.
Son pied ne baignait point dans un lit d’algues vertes ;
Du levant au couchant les mers étaient désertes ;
Nul oiseau n’eût trouvé de quoi se faire un nid.

Nulle voix, nul appel, nul cri d’homme ou de bête
N’interrompait jamais l’horreur de la tempête ;
Nul être ne marchait sur le sol rare et nu ;
Nul Atlas ne portait le ciel sur son épaule ;
Et déroulant ses plis de l’un à l’autre pôle,
L’océan par des bords n’était point contenu,

De pesantes vapeurs versaient sur lui leur ombre ;
Et des siècles sans fin, et des âges sans nombre
Passaient, et jusqu’au fond l’abîme s’agitait.
Il sentait s’éveiller sa force créatrice ;
Un germe était tombé dans sa chaude matrice,
Et la vie en son sein vaguement palpitait.

L’infiniment petit peuplait le gouffre immense :
Muet, sans yeux pour voir, impalpable semence,
Il rôdait au hasard, allant où va le flot ;
Des continents futurs il posait les assises,
Ébauchant lentement leurs formes indécises,
Le sol ferme après l’île, et l’île après l’îlot.

O sourds commencements de la vie et de l’être !
Un monde tout entier d’un atome va naître ;
L’imperceptible est roi de la Création.
Des races à venir il porte en lui le germe ;
Il est l’anneau premier d’une chaîne sans terme,
Et chaque goutte d’eau roule cet Ixion.

Mais lui-même, quel vent l’a jeté sur la terre ?
Est-il l’obscur crachat de quelque obscur cratère ?
Est-il un don des Cieux au monde à son éveil ?
Est-il né de la fange ainsi que l’eau des nues ?
A-t-il pris de l’éther les routes inconnues ?
Est-il un fils lointain d’un plus ancien soleil ?

Je ne sais ! ma raison chancelle et se récuse ;
J’ai peur qu’un vain désir d’expliquer ne m’abuse ;
Je n’ose me pencher sur le livre de feu.
Nul n’a compris encor cette page suprême ;
C’est pour l’esprit de l’homme un trop rude problème ;
Pour en savoir le mot, il faudrait être Dieu.

Cependant partout sous les ondes,
Des yeux déjà se sont ouverts ;
Déjà, dans les mers moins profondes,
S’amassent les goémons verts.
La vague qui passe les roule,
Le flux les entraîne et la houle
Les pend aux angles des rochers ;
Partout où quelque sol émerge,
Il sent frémir en son sein vierge
Ses types à peine ébauchés.

Déjà sur les plages humides,
Montent les halliers primitifs ;
Déjà les vagues Atlantides
En ont couronné leurs récifs.
Ils germent dans toutes les fanges,
Ils tendent leurs feuilles étranges
Aux baisers salés des embruns ;
Le rythme des brises les berce ;
Mais nul dieu sur leur front ne verse
L’encens enivrant des parfums.

La terre est encor sans sourire ;
La nature est sans charme encor.
Vers un ciel dont l’azur l’attire
Nulle aile n’a pris son essor.
Pas un chant sur les rameaux grêles !
Pas un seul nid pendant aux prêles
Qui se dressent comme des mâts !
L’ombre emplit les hautes fougères,
Et les fleurs sont des étrangères
Que le monde ne connaît pas.

Le bélier des flots bat les côtes ;
La forêt frémit sous les vents ;
Elle a les tempêtes pour hôtes,
Et pour appui les rocs mouvants.
La vague cent fois la renverse ;
Cent fois l’ouragan la disperse ;
La mer la recouvre cent fois ;
Mais, verte comme l’espérance,
Des sols nouveaux toujours s’élance
L’épaisse frondaison des bois.

Et toujours, quoique lente et gauche,
Poursuivant son œuvre d’amour,
La Nature en secret ébauche
Les êtres qui seront un jour.
Sa pensée arrête leurs formes,
Sa main pétrit leurs dos énormes
Selon le plan qu’elle a rêvé ;
La matière bouillonne et coule,
Et chaque fois brise le moule
Que les ans n’ont point éprouvé.

Sublime enfantement, œuvre des six journées,
Déroule-toi sans fin sous la tiédeur du ciel !
Qu’importe à l’Infini le compte des années,
Le temps à l’Éternel.

Les races devant lui passent comme des ombres,
Les siècles à ses yeux sont à peine des jours,
Sa main tient tout l’azur, son œil lit tous les nombres
De jamais à toujours.

Va, Nature, poursuis ton labeur, cherche et crée :
Pétris vingt fois l’argile et brise-la vingt fois.
Ne l’as-tu pas sentie, en ton œuvre sacrée,
Palpiter sous tes doigts ?

Le sol des continents sous ton pied tremble et fume ;
Laisse rouler les cieux, laisse passer les temps ;
Du sein profond des mers vois monter blancs d’écume
Tes lourds léviathans.

Flasques masses de chair, fantastiques ébauches,
Ils gisent sur la plage où les jeta le flux ;
Et la course déjà tente leurs membres gauches,
Leurs pieds courts et velus.

O miracle ! leurs pieds pour la course s’allongent ;
Dans les plaines sans fin les voilà bondissants,
Écrasant les flots verts où leurs hauts poitrails plongent
Sous leurs sabots puissants.

O miracle ! leurs bras comme des ailes s’ouvrent ;
Leurs ventres monstrueux ne touchent plus le sol ;
Vers les bords éloignés que des brumes recouvrent
Ils dirigent leur vol.

Ils planent lourdement sur la terre et sur l’onde,
Puis s’élancent soudain vers l’inconnu profond.
L’azur luit devant eux, sous leurs pieds la mer gronde :
Ils vont, ils vont, ils vont.

La rive, de bien loin, les contemple étonnée ;
Ils ont pour y dormir l’angle d’un roc aigu.
O terre ! ô flots ! ô cieux ! Nature ! l’aile est née
Et l’espace est vaincu !

Voici, du globe entier tes enfants sont les maîtres ;
L’œuvre est debout enfin que ton cœur a rêvé.
La source peut tarir d’où sont sortis tant d’êtres,
Le monde est achevé.

Tes monstres par milliers nagent dans les eaux bleues ;
L’écume à gros bouillons jaillit de leurs évents ;
Et partout où les flots les emportent, leurs queues
Battent des flots vivants.

Sur les verts continents, au pied des monts superbes,
Tes éléphants pensifs s’en vont en longs troupeaux,
Et leur pas lourd surprend parmi les hautes herbes
La gazelle au repos.

Dans les mornes hauteurs d’où jaillit le tonnerre,
Sur l’Alpe au front glacé l’aigle a pris son essor.
Au flanc du précipice il a posé son aire ;
Que te faut-il encor ?

Que te faut-il encore, ô divine Nature ?
Quel dessein formidable est éclos sous ton front ?
T’es-tu prise à rêver quelque autre créature
Dont le vol soit plus prompt ?

T’es-tu prise à rêver de plus puissantes races,
Que les taureaux beuglant au seuil des hauts prés verts ?
Quels dieux vas-tu forger pour peupler les espaces
De ton large univers ?

Encore une fois tu tressailles ;
Quel dieu de ton sein va surgir ?
Au fond même de tes entrailles
J’entends le nouveau-né vagir.
Son heure a sonné ; qu’il paraisse !
Sur ton flanc crevé qu’il se dresse,
Debout, fier et dominateur !
Qu’il s’avance, le roi du monde,
Et que tout son peuple à la ronde
Le reçoive en triomphateur !

Qu’il vienne ! Ah ! sur son front sans doute,
Tes bois vont pencher leurs rameaux ;
Ta main va semer sur sa route
L’ignorance de tous les maux ;
Ton ciel n’aura plus de tempête ;
Des nids chanteront sur sa tête ;
Sous ses pieds des rieurs germeront ;
Quittant à sa voix leurs tanières,
Les lions aux fauves crinières
Comme des agneaux le suivront.

Il appellera les gazelles,
Qui viendront manger dans sa main ;
Les oiseaux feront de leurs ailes
Un dais vivant sur son chemin.
Il saura le secret des choses ;
Son esprit de causes en causes
Remontera jusques à toi.
Il chargera tes bras d’entraves ;
Tes forces seront ses esclaves ;
Tout devra plier sous sa loi.

Qu’il vienne !… mais quel monstre étrange
S’est levé dans l’ombre à ma voix,
Pétri de poussière et de fange,
Les yeux pleins de l’horreur des bois ?
Il est faible et nu ; sur sa face,
Je ne lis que l’instinct vorace
Des appétits inassouvis.
Je n’entends monter sur sa lèvre
Que le cri de haine et de fièvre
Des êtres sans fin poursuivis.

Il est seul au milieu des jungles
Craintif, l’œil au guet, impuissant.
Il n’a ni les crocs ni les ongles
Qui des chairs font jaillir le sang.
Pareil au bétail qu’un loup traque,
Pour se dérober à l’attaque
Il n’a que son agilité.
A peine ose-t-il boire aux sources,
Puis il reprend ses folles courses,
Par ses folles terreurs fouetté.

De jour, de nuit, il faut qu’il fuie ;
Il faut, demain comme aujourd’hui,
Sous le soleil et sous la pluie
Qu’il s’en aille droit devant lui.
Il songe à tous ceux de sa race
Que la mort suivait à la trace,
Et l’angoisse le serre au cou ;
Car, quand la lutte est nécessaire,
Pour résister à l’adversaire,
Il n’a qu’un bâton de bambou.

Il fuit, il fuit, le misérable,
Et tout semble le repousser :
La chaleur des midis l’accable ;
Le froid des nuits le fait tousser.
Le sable brûle ses paupières,
Son pied saigne à toutes les pierres,
Ses jarrets à tous les buissons :
Car étant d’essence divine,
Il faut bien qu’il ait la peau fine
Et la chair ouverte aux frissons.

Il fuit ; et la faim le torture ;
Il ne mange pas tous les jours.
Il doit disputer sa pâture
Aux griffes des chiens et des ours.
Il traîne après lui sa femelle,
Un petit à chaque mamelle,
Tétant le sang avec le lait ;
Elle le suit morne et farouche,
Et c’est bien, dans sa hideur louche,
La compagne qu’il lui fallait.

Ils vont ainsi, le ventre vide,
Le front brûlant et les pieds las,
Et nulle étoile ne les guide,
Et l’effroi s’attache à leurs pas.
Parfois seulement, sous l’étreinte
D’un désir plus fort que la crainte,
Oubliant un instant trop court
Les maux suspendus sur leurs têtes,
Ils échangent comme deux bêtes
Leurs rugissants baisers d’amour.

Ainsi le voilà donc, Nature,
Le dernier-né tant attendu !
La voilà donc, la créature
A qui tant d’honneur était dû !
C’est pour ce sauvage au teint blême
Que tu t’es infligé toi-même
Les douleurs de l’enfantement !
C’est lui ton roi ! C’est lui ton maître !
C’est lui le Dieu qui devait naître !
O gigantesque avortement !

Eh bien, non ! De cet œil de brute,
Un éclair un jour jaillira.
Lentement formé par la lutte,
L’homme du fauve sortira.
Dès lors, de conquête en conquête,
Il régnera sur la planète
Où l’arrêt du sort l’a jeté ;
Et fils d’une race honnie,
Il n’aura dû qu’à son génie
Son immortelle royauté.

III

Dans les vierges forêts aux profondeurs funèbres,
Ils se sont arrêtés en un groupe hideux ;
Déjà les verts arceaux s’emplissent de ténèbres
Et de sinistres bruits s’éveillent autour d’eux.

Ils écoutent : ce sont des feuilles qu’un pied frôle…
Qui d’entre eux tous, qui donc va sentir tout à coup
Le souffle du buveur de sang sur son épaule,
Ses ongles dans son dos et ses crocs dans son cou ?

Au campement du soir, à l’approche du tigre,
Hélas, ainsi leur chair a bien des fois frémi.
De contrée en contrée en vain leur troupe émigré ;
Partout nouveaux dangers et nouvel ennemi.

Cependant ils sont tous si las des marches faites,
Qu’ils sentent se fermer leurs yeux appesantis ;
Avec des cris plaintifs, pareils à ceux des bêtes,
Les mères, sur leur sein, endorment leurs petits.

Elles penchent sur eux leurs pendantes mamelles,
Et pour eux s’attendrit leur œil sombre et méchant ;
Et le gémissement des lèvres maternelles
Pour bercer leur sommeil se rythme comme un chant.

Seul, ainsi qu’un dormeur que trouble un mauvais rêve,
Ou qu’agite l’attente inquiète du jour,
Un homme, par moments, sur un bras se soulève,
Interrogeant la nuit qui s’étend alentour.

Sa pensée est en proie à quelque obscur problème ;
Voici déjà des jours et des mois et des ans,
Qu’un grand espoir le hante et qu’il cherche en lui-même
Le secret d’écarter les êtres malfaisants.

Il songe : il se souvient d’avoir vu l’incendie
Sur la crête des monts allumé par l’éclair.
Vers l’horizon courait la flamme au vent grandie,
Plus prompte en sa fureur que les flots d’une mer.

Sveltes palmiers, bambous géants, troncs centenaires.
Dans l’énorme brasier croulaient d’un coup tordus ;
Et les fauves hurleurs, surpris dans leurs repaires,
Pêle-mêle, au hasard, s’enfuyaient éperdus.

Ah ! si lui, l’être faible et que rien ne protège,
Pour s’en faire un rempart, pour s’en faire un ami,
Il pouvait évoquer par quelque sortilège
L’être mystérieux sous l’écorce endormi !…

S’il pouvait !… Mais la nuit l’enveloppe et le glace,
Si noire que plus rien à ses yeux n’apparaît.
Il croit partout sentir l’invisible menace
Des monstres carnassiers rôdant dans la forêt.

Il songe au ciel du jour débordant de lumière ;
Au tout-puissant soleil qui renaîtra demain….
S’il allait oublier la route familière,
Ou loin d’eux pour toujours s’arrêter en chemin !

Pourquoi les laisse-t-il dans la nuit grandissante,
Aux morsures du froid tremblant de tout leur corps,
Leur poil dressé d’horreur sur leur chair frémissante,
Seuls, aveugles et nus, en proie à mille morts ?

Ah ! qui fera revivre en l’épaisseur de l’ombre
Le subtil élément aux feux des cieux pareil ?….
Quand d’instant en instant l’horizon devient sombre,
Qui saura sur la terre allumer un soleil ?….

Il songe et sent courir la fièvre dans ses veines ;
Et son œil fixe et morne en ces ténèbres luit ;
Et ses veilles ainsi chaque soir restent vaines :
Et toujours, cependant, son rêve le poursuit.

Son rêve le torture et le ronge, et peut-être
Longtemps encor de nuit en nuit l’éveillera.
Puisqu’il n’est pas menteur, qu’importe, ô rude ancêtre !
Si ce n’est toi, quelque autre à la fin trouvera.

Sous l’épaisse liane où ton pied s’embarrasse,
Où le boa sans bruit rampe, où le cobra mord,
Un jour, entre les mains d’un être de ta race,
L’insaisissable éclair jaillira du bois mort.

L’éclair deviendra flamme au souffle de sa bouche ;
La flamme sur le bois s’étendra peu à peu ;
Et l’homme, se dressant avec un cri farouche,
Appellera les siens autour du premier feu.

Salut à la pâle étincelle ;
Salut au puissant protecteur
Que l’arbre dans ses flancs recèle !
Salut au feu libérateur !
Salut à la flamme nocturne,
Que l’être errant et taciturne,
Oppose aux rigueurs des hivers !
Salut au premier dieu des hommes !
A l’élément par qui nous sommes
Les maîtres de notre univers !

Salut au foyer qui s’allume,
Les enfants riant alentour :
Astre éclos sous le toit qui fume,
Terrestre étoile de l’amour !
Oh ! les chansons des jeunes mères,
Auprès des berceaux éphémères ;
Les premiers mots, les premiers pas ;
L’épanouissement des âmes ;
Les baisers des sœurs et des femmes,
Et tous les bonheurs d’ici-bas !

Salut à l’antique fournaise,
Où fond le cuivre avec l’étain,
Lave qui coule sur la braise,
Puis se fige en un dur airain !
Salut à la première épée
Dans le sang des fauves trempée !
Au sonore appel des clairons !
Salut au bronze des armures !
A l’or qui luit dans les parures !
Salut au feu des forgerons !

La terre par nos bras ouverte,
La terre où sont mêlés les corps,
De découverte en découverte
Nous a livré tous ses trésors….
Ah ! par les routes souterraines,
Les convois des fourmis humaines
Dépouillant les étroits filons !
Ah ! les minerais que l’on broie,
Et les rouges métaux en proie
A l’effort des marteaux-pilons !

Ah ! le fer qui sort de la forge !
Les durs hoyaux, les socs puissants,
Par qui chaque sillon regorge
De blés au soleil mûrissants !
Les moissons, les moissons superbes,
Les amoureux liant les gerbes,
Leurs doigts mêlés sous le froment ;
Et vers les granges déjà pleines
Les chars s’en allant dans les plaines,
Par les bœufs traînés lentement !

Aux pampres jaunis par l’automne
Pendait hier le raisin bleu,
Le moût dans les cuves bouillonne ;
Salut au vin couleur de feu !
Salut ! et qu’il passe à la ronde !
Salut à l’ivresse féconde,
Aux refrains qui prennent leur vol !
Le vin dans la glèbe sommeille ;
Salut à la liqueur vermeille,
Que l’acier fait jaillir du sol !

Dans les bois qu’abat la cognée,
Avez-vous vu les bûcherons,
La face de sueur baignée,
Frapper à grands coups sur les troncs ?
Ils sont là comme à la bataille :
Voyez-vous se creuser l’entaille,
Et l’aubier voler en éclats ?
L’arbre, chancelant sur sa base,
Parmi les buissons qu’il écrase
Soudain s’écroule avec fracas.

Sous la hache aussitôt les branches
Tombent, et voici qu’à présent
La dent du fer divise en planches
Le géant à terre gisant.
Salut aux villes qui s’élèvent !…
Mais déjà leurs habitants rêvent
De moins primitives cités.
A quand le roc au lieu de l’arbre ?
A quand les Parthénons de marbre,
Les dieux dans la pierre sculptés ?

Des ailes ! Ah ! voici des ailes,
Qui s’approchent, rasant les flots !
Des ailes, des ailes nouvelles !
Quelque être encor de l’onde éclos !
Le dernier-né de la nature,
Que sa gigantesque envergure
A fait le roi des océans !…
C’est le navire et son pilote…
Salut à la ville qui flotte,
Au-dessus des gouffres béants !

Barque légère ou nef énorme,
Salut aux voiles du bateau !
Salut à tout ce qui transforme
La marche humaine en vol d’oiseau !
Salut au centaure qui passe,
Homme-bête, fendant l’espace,
Bride abattue et mors aux dents !
Salut à la roue enflammée,
Aux monstres gonflés de fumée,
Sur leurs sombres essieux grondants !

Plus d’Alpes, plus de Pyrénées !
Place ! place au cheval de feu !
Ouvrons les Méditerranées !
Refaisons le travail de Dieu !
Salut aux rives rapprochées,
Aux alliances ébauchées
De nation à nation !
Salut au fil où la parole
D’un continent à l’autre vole,
Plus rapide que l’alcyon !

Salut aux forces mercenaires !
Salut à l’homme d’aujourd’hui,
Qui met sous ses pieds les tonnerres,
Et les fait travailler pour lui !
La pesanteur même est vaincue :
Il s’élance dans l’étendue
Plus haut que l’aigle et le condor ;
Et quand le manque d’air l’arrête,
Dans l’éther fermé sur sa tête,
Par la pensée il monte encor.

O pensée, inquiète au sein du grand mystère,
Tu n’as pas attendu de posséder la terre
Pour rêver une plus sublime royauté ;
Sur les ailes de feu de la parole humaine,
Tu vas, et chaque siècle élargit ton domaine…
Jamais trop de savoir ! jamais trop de beauté !

A peine as-tu jailli des formes animées,
Qu’en un peuple divin les choses transformées
T’ont paru vivre, aimer et vouloir comme toi :
Cherchant obscurément l’être sous l’apparence,
Tu te faisais des dieux égaux en ignorance,
Et tu leur adressais tes enfantins pourquoi.

Tu te sentais en proie à toute la nature,
Comme aux courants des mers un vaisseau sans mâture,
Ingouvernable épave au fort de l’ouragan ;
Mais tandis que les fronts courbés dans la poussière
Adoraient vainement quelque image grossière,
Déjà vers l’infini tu prenais ton élan.

Qu’importe le fétiche ou l’idole qu’on prie !
Vers le ciel idéal où l’âme a sa patrie,
Toute prière monte et nous élève un peu.
Gloire aux religions des races primitives !
Gloire aux cultes naissants ! gloire aux ailes chétives
Qui ne peuvent aller bien haut pour chercher Dieu !

L’âme errante des morts a réclamé des prêtres ;
Le feu s’est allumé sur l’autel des ancêtres,
Et les soucis pieux dans le cœur des vivants.
Voici de toutes parts fleurir les premiers rites,
Tandis que la forêt des dogmes et des mythes
Grandit sous le couvert des langages mouvants.

Oh ! les brillants Dévas, fils de la vieille Asie,
Les Bienheureux assis au festin d’ambroisie,
Et Zeus père, et l’Olympe, et le puissant Eros !
Oh ! sous l’outil savant, Phidias ! Praxitèle !
Dans sa robe aux plis d’or la Sagesse immortelle,
L’immortelle Beauté surgissant du Paros !

Oh ! dans les bois sacrés que foule un peuple immonde,
Astarté, la déesse impudique et féconde,
Enlaçant dans ses bras l’universel époux !
Oh ! sous les ciels de feu les Molochs sanguinaires !
Oh ! le sombre Jahveh parlant dans les tonnerres,
Le Dieu fort, trois fois saint, immuable et jaloux !

Mais bientôt, dans le sein des antiques croyances,
Un plus haut idéal s’impose aux consciences ;
L’Esprit sans nom, perdu dans l’infini des cieux,
Cherche pour s’incarner des formes plus parfaites ;
Le divin verbe emplit la bouche des prophètes ;
La foi guide et soutient leur vol audacieux.

Sous la diversité des lois et des usages,
Une loi se révèle au cœur de quelques sages,
Enseignant la justice et prêchant la bonté.
Et les peuples meilleurs ceignent d’une auréole
Ces fronts élus, où germe et mûrit la Parole
Qui doit à tout jamais nourrir l’humanité.

O le plus pur de tous, rabbi de Galilée,
Figure de tristesse et d’inconnu voilée,
Sois le plus adoré, pâle Nazaréen !
Ton cadavre au gibet d’où s’exhala ton âme
Pend, et de ses deux bras cloués au bois infâme
Bénit sans se lasser la race de Caïn !

Ce qu’en toi, Maître, je salue,
C’est moins le dieu que le martyr,
La mort acceptée et voulue
Par un cœur trop fier pour mentir..
Ainsi donc, prêtres de Judée,
Vous avez cru tuer l’idée
En l’attachant au pilori ;
Et vous l’avez sacrée, et même
Au sortir du sanglant baptême
Plus magnifique elle a fleuri.

Vous avez cru l’avoir scellée
Dans le sépulcre avec les morts :
Sur l’homme la pierre est roulée,
Les soldats veillent au dehors.
Veillez, soldats ! la tombe est vide ;
L’âme a quitté le corps livide
Couché là pour l’éternité ;
L’idée a soulevé la pierre ;
L’esprit a vaincu la matière ;
Le vrai Christ est ressuscité.

Formidable et vivant symbole !
Vous pouvez étouffer ma voix,
Mais ma pensée au loin s’envole
Et renaît partout à la fois.
Tiens donc, cœur ulcéré, tiens ferme !
Rien de grand ici-bas ne germe
Qu’arrosé de sang et de pleurs ;
Homme qui veux changer le monde,
Rien de durable ne se fonde
Que cimenté par nos douleurs.

Debout donc, ô légion sainte
De ceux qui sont morts pour leurs dieux !
Venez nous voir baiser l’empreinte
De vos pas, jadis odieux.
Debout, la foule des victimes !
Debout, les inventeurs sublimes
Que dévorent les nations !
Les tribuns épris de justice,
Qu’aveugle et pousse au précipice
Le vent des révolutions !

Debout ceux qui portent la hache
Au pied des dogmes vieillissants !
Ceux dont le verbe ardent arrache,
Les droits des faibles aux puissants !
Debout les penseurs solitaires,
Qui se penchent sur les mystères,
Sans rien entendre et sans rien voir !
Les martyrs de l’inconnaissable,
Que dans les nuits blanches accable
Le tourment de ne pas savoir !

Oui, debout, ceux qu’on persécute !
La véritable humanité
Est celle qui souffre et qui lutte,
Et qui meurt pour la vérité.
Indifférents aux voix qui raillent,
A l’œuvre sacrée ils travaillent
De siècle en siècle et dans tout lieu ;
Dans notre nuit ils font l’aurore,
Et c’est par eux que s’élabore
La lente éclosion de Dieu.

Car voici, vers un but ignoré de vous-mêmes,
O peuples ! vous portez vos pas irrésolus,
Et vos religions, vos lois et vos systèmes
Vous en rapprochent toujours plus.

Un rêve de puissance, un mirage de gloire
Devant vos yeux à tous se dresse éblouissant :
Vous croyez librement écrire votre histoire
En lettres de flamme et de sang.

C’est une Volonté plus ferme que les vôtres,
Qui vous abuse ainsi pour vous dominer mieux,
Et vous faire servir les uns après les autres
A ses desseins mystérieux.

En vain vous vous cabrez sous le mors et la bride ;
Il vous faut sans relâche avancer malgré vous ;
Un Maître impitoyable, un Cavalier solide
Vous tient entre ses deux genoux.

Puis, quand il sent fléchir votre robuste échine,
Il vous laisse en un coin gisants, les fers en l’air ;
Et les loups, les chacals, les vautours, la vermine
Se repaissent de votre chair.

Mais lui s’est élancé sur une autre victime,
Et d’un galop superbe a repris son chemin ;
Et toujours se poursuit, comme au bord d’un abîme,
L’ascension du genre humain.

En avant ! en avant ! toujours moins d’injustice !
Toujours moins d’ignorance et plus de vérité !
Il faut que le travail des siècles s’accomplisse
Par la force ou la liberté !

Il faut que chaque peuple à l’Œuvre grandiose
Collabore à son heure et disparaisse après ;
Et que le plus chétif en son sillon dépose
Le germe de quelque progrès !

O terre d’Orient, fertile en moissons d’hommes,
Tes dieux morts sont couchés au pied de leurs autels,
Et le vent a mêlé la cendre des Sodomes
A la poussière des Babels ;

Tes races ont passé comme la fleur de l’herbe ;
Tes royaux bâtisseurs, l’oubli les a couverts ;
Mais nous, avec amour nous épelons leur verbe,
Sur les rocs brûlés des déserts.

Car, dans ce bégaiement de la parole écrite,
Nous saluons déjà l’avenir triomphant,
Le génie immortel de l’homme qui palpite,
Éveillé sous un front d’enfant.

Ces traits grossiers, empreints sur la pierre ou l’argile,
C’est l’outil de l’Esprit par l’Esprit inventé ;
Encore un peu de temps, c’est la page mobile
Le livre à tous les vents jeté ;

Le livre, ô Guttenberg ! la pensée affranchie ;
Les droits nouveaux partout proclamés à la fois ;
La nature au miroir de l’œuvre réfléchie ;
L’écho multiplié des voix !

Par lui revit en nous le passé de l’espèce,
Le long procès d’un monde encore inachevé,
Tout ce que lentement envahit l’ombre épaisse,
Ce que l’homme a fait ou rêvé ;

Par lui d’abord, par lui, l’Europe a vu renaître,
Les glorieux trésors des deux Antiquités ;
Par lui nous enveloppe et par lui nous pénètre
L’âme de leurs fières cités ;

Et la tienne surtout, mère de l’harmonie,
O Grèce, fleur du monde ou sourire des dieux,
Et ta beauté sereine, et ton libre génie,
Et ton panthéon radieux.

Plus grande en tes travaux encor qu’en tes victoires,
Tu nous laissas de tout des modèles parfaits ;
Tes sublimes leçons remplissent nos mémoires ;
C’est toi vraiment qui nous a faits.

Parmi les nations, c’est toi qui, la première,
T’épris d’un idéal et pensas noblement.
A l’horizon des temps, ton front ceint de lumière
Reste jeune éternellement.

Mais le divin flambeau brûle et veut se répandre ;
Survient un conquérant qui le cloue à son char,
Et les peuples en chœur acclament Alexandre,
Le monde se livre à César.

César, non le tyran qu’un vil sénat adule,
Mais le maître lointain aimé pour ses bienfaits ;
Mais des rives du Tigre aux colonnes d’Hercule,
L’univers heureux par la paix ;

L’univers citoyen de la Ville éternelle,
La légion mêlant le Scythe et le Germain,
Et déjà sourdement la Parole nouvelle
Germant dans le sillon romain…

Il faut que le vieux monde à mourir se prépare ;
Déjà l’Empire a peine A se tenir debout ;
Déjà de l’Orient monte le flot barbare ;
Est-ce la fin, la fin de tout ?

Non, le flot menaçant se change en eau féconde ;
Du sol fertilisé par les invasions
S’élève lentement l’ordre nouveau du monde,
Avec les jeunes nations.

Les voici ! les voici ! les races que tourmente
La soif de tout connaître et de tout posséder !
Sous leurs rudes instincts déjà l’Esprit fermente,
Et de loin je l’entends gronder.

Par delà l’océan, il t’a vue, Amérique !
Il nous pousse vers toi dans un sauvage élan.
A nous les mers de l’Inde ! à nous le Pacifique !
A nous l’astre de Magellan !

A nous le monde, à nous ! et que sur tout rivage
Le sentiment humain s’éveille à notre voix,
Et que ce soit la fin des siècles d’esclavage,
L’avènement des justes lois !

Elles ont soulevé les pavés de nos villes ;
Déjà, de toutes parts, les voyez-vous fleurir ?
Les voyez-vous, du sein des tempêtes civiles
S’élancer pour tout conquérir ?…

A nous le sommet vierge et la plaine de glace !
A nous !… Mais sur nos fronts, voici les cieux ouverts.
Ce sont eux qu’il nous faut, ô Newton ! ô Laplace !
C’est l’infini de l’univers ;

C’est tout ce que l’œil voit et tout ce qu’il devine ;
C’est la Matière en proie à l’éternel désir ;
C’est l’Être et son secret, et la Force divine,
Créant sans douleur ni plaisir ;

Afin que la grande Âme éparse dans les choses,
Consciente d’être une en leur diversité,
Se reconnaisse en nous sous ses métamorphoses
Dans son immuable beauté.